L’Anachorète dilettante: Harry Potter et le secret des bouquins enchantés

Par Alain Bergeron

Exclusif au supplément Web (Adobe, 511Kb) de Solaris 137, printemps 2001

1. Harry, Sophie et moi

Ma nièce Sophie, une demoiselle de dix ans, ravissante et très délurée, est aussi une experte pottermane de premier ordre. Durant le congé des Noël, il ne lui a pas fallu plus de trois jours pour passer à travers les 650 pages d’Harry Potter et la coupe de feu. Non seulement Sophie connaît-elle à fond les aventures d’Harry, mais elle a des opinions bien arrêtées sur ce qui lui plaît ou lui déplaît dans l’univers magique créé par Joanne Kathleen Rowling. Elle en discute abondamment avec ses amis. Car, on s’en doute, il y a d’autres pottermanes enthousiastes dans son entourage. Combien? Environ vingt et un, me répond-elle, après avoir pris la peine de les compter. Plusieurs ont lu la série plus d’une fois, ajoute-t-elle. Autant de garçons que de filles ? Oui. Au début, les gars ne veulent rien savoir des livres d’Harry Potter, parce que «ça fait bébé»; mais, dès qu’ils se donnent la peine de lire quelques pages, ils n’ont plus envie de lâcher.

Je ne sais pas jusqu’à quel point ils peuvent en être conscients, mais Sophie et ses amis font partie d’un nouveau culte planétaire, qui a fait déjà plusieurs millions d’adeptes dans plus de 140 pays. Un culte générationnel aussi, car il fait principalement – mais pas exclusivement – ses ravages chez les enfants de huit à treize ans. Un culte inusité enfin, car son dieu est un garçon malingre à lunettes, qui n’est ni beau, ni musclé, ni particulièrement intelligent, qui ne chante pas à MTV, ignore les consoles de jeu vidéo et ne fait même pas partie des Pokémon. Plus incroyable encore, ce dieu ne s’est imposé ni par le cinéma, ni par la télé, ni par Internet, mais par un vieux médium poussiéreux et désuet qu’on appelle le bouquin. Et des bouquins, il en fait vendre ! Les chiffres qu’on cite à gauche et à droite sont effarants : trente, quarante, cinquante millions d’exemplaires. En décembre dernier, le magazine Time proclamait J. K. Rowling auteur de l’année 2000 et estimait à 76 millions le nombre de copies écoulées des quatre titres parus jusqu’alors : Harry Potter and the Philosopher’s Stone (1997, trad. : Harry Potter à l’école des sorciers, 1998), Harry Potter and the Chamber of Secrets, (1998, trad. : Harry Potter et la chambre des secrets, 1999), Harry Potter and the Prisoner of Azkaban (1999, trad. : Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban, 1999) et Harry Potter and the Goblet of Fire (2000, trad. : Harry Potter et la coupe de feu, 2000). Pour le quatrième volume, en Angleterre seulement, le premier tirage d’un million d’exemplaires s’est volatilisé en quelques heures et il a fallu se dépêcher d’en réimprimer un million et demi de plus. Aux états-Unis, il s’en est vendu plus de trois millions dès le premier week-end ! Et c’est comme ça partout, en France, en Allemagne, au Japon. Au Canada, où un best-seller commence avec 5000 exemplaires vendus, on a dû réimprimer 100 000 copies du quatrième Harry Potter, après épuisement rapide des premiers 350000. Du jamais vu, même pour un livre de grandes personnes, un Stephen King, un John Grisham ou un Danielle Steel.

Un culte ? Peut-être serait-il plus juste de parler d’une épidémie. Les jeunes de huit à treize ans forment le principal groupe à risque, mais la contagion tend à se propager à travers toute la pyramide démographique. Après avoir longtemps dissimulé leur honte, nombre d’adultes responsables et (a priori) sérieux n’hésitent plus maintenant à s’afficher pottermanes au grand jour et à discuter Quidditch dans les cocktails. N’allons pas croire surtout qu’il s’agit seulement de parents consciencieux qui ont voulu jeter un coup d’oeil méfiant sur les lectures de leurs rejetons. Beaucoup n’ont même pas d’enfants. Au Japon, paraît-il, ce sont les femmes dans la vingtaine et la jeune trentaine qui constituent le public le plus enthousiaste des aventures d’Harry. Une recherche sur le Web relève des aveux du genre : «J’étais réticent à entreprendre la lecture d’un bouquin pour enfants, mais, après dix lignes (ou trois pages, ou un chapitre), j’ai attrapé la piqûre et j’ai dû dévorer tout le reste d’une seule traite.» Même les ados, que leurs perturbations hormonales rendent normalement réfractaires à tout ce qui est imprimé, veulent maintenant faire partie des initiés. J’en ai vu quatre l’autre jour, ornés de tous les insignes de la punkitude, s’exciter bruyamment («Wow! Regardez ! C’est Hagrid !») devant une vitrine consacrée à Harry Potter, sa vie, son oeuvre et ses produits dérivés.

Mais c’est encore chez les petits que l’infection frappe le plus durement. Non sans un brin de démagogie, certains enseignants en profitent pour admettre en classe capes noires et chapeaux pointus, espérant recréer par approximation un peu de l’atmosphère envoûtante des écoles de sorcellerie. Ailleurs, le phénomène inquiète. Plusieurs établissements anglais et américains interdisent à leurs élèves la lecture d’Harry Potter, pour cause de promotion de valeurs anti-chrétiennes. Certains porte-parole de l’extrême-droite religieuse accusent à demi-mot J. K. Rowling d’avoir vendu son âme au diable et de chercher maintenant à faire damner tous les chérubins du monde. Sans aller jusque-là, n’y a-t-il pas de quoi frémir un peu, quand on apprend que pas moins de 70 000 enfants auraient soumis leur candidature, pour décrocher l’un des trois rôles principaux de l’adaptation filmée du premier volume, qui doit sortir à l’automne ?

Pour ma part, je ne sais pas si c’est le fait d’avoir quitté le groupe d’âge visé, depuis quelques décennies déjà, ou le fait d’être ce que dans le jargon de Rowling on appelle un Muggle (un Moldu en français), un de ces êtres dépourvus de toute affinité avec la magie, mais je n’ai pas réussi, jusqu’ici, à succomber au mal plus que modérément. Fasciné par l’étendue et le caractère assez unique du phénomène, je me suis donné la peine de lire chacun des quatre bouquins parus à ce jour, sur les sept annoncés. Et j’ai tenu à le faire dans l’édition britannique, pour ne rien échapper de la saveur d’origine.

Verdict ? Ce serait mentir que de prétendre être resté insensible au charme délicieux du monde des sorciers, ou à l’admirable efficacité de conteur de J. K. Rowling. Mais ce serait mentir aussi que d’affirmer avoir adoré ces livres au point de comprendre la passion que leur vouent des millions de lecteurs à travers le monde. Le premier volume est un bon livre pour jeunes, mais il m’a laissé plutôt tiède. J’ai trouvé le deuxième plus concentré et mieux organisé. C’est le troisième que j’ai préféré : ses cent dernières pages sont une réussite de grande envolée. Le quatrième m’a paru un peu longuet et inutilement étiré, mais, là encore, je reconnais que les quelques dizaines de pages de la fin sont menées avec une indéniable maestria. Au total, voilà de très bons romans jeunesse, à classer certainement dans la frange supérieure de la production. Mais cette qualité (réelle) n’explique pas un engouement commercial d’une ampleur aussi extravagante. La marge est trop considérable. Plus Moldu que mordu, donc, je suis de ceux qui considèrent que le phénomène Potter déconcerte et rend perplexe.

Mais je me soigne.

2. Cendrillon au pays des merveilles

Si J. K. Rowling a vendu son âme au diable, elle le cache bien. La «mère» d’Harry Potter n’a rien de sulfureux, du moins en apparence. Dans ses entrevues, cette frêle écossaise blonde de trente-cinq ans, aux yeux tristes et au sourire crispé, a toujours l’air aussi dépassée par ce qui lui arrive que peut l’être un Muggle de mon espèce. Son histoire accroche-coeur de Cendrillon devenue multimillionnaire, en deux ou trois ans, a fait le tour du monde. Les médias ont répété à satiété comment cette jeune femme monoparentale divorcée, vivant sur l’aide sociale, obligée de se débattre contre la dépression et la pauvreté, griffonnait les aventures d’Harry Potter dans les cafés d’édimbourg, où elle entrait se réchauffer, après avoir réussi à endormir son bébé. Les tabloïds britanniques se sont acharnés à compléter le portrait, en mettant le grappin sur le père du bébé, un ex-mari portugais et journaliste qui n’aurait cohabité avec elle que quelques mois.

En dépit de sa gloire, J. K. Rowling demeure un être assez secret. On ne sait en fin de compte que peu de chose sur elle, sinon qu’elle vient de la classe moyenne, qu’elle a fait des études universitaires et qu’elle a appris et enseigné le français. L’idée d’écrire les aventures d’Harry Potter lui serait venue, en 1990, à bord d’un train roulant entre Manchester et Londres. Elle se souvient aussi d’avoir joué autrefois aux sorciers et aux sorcières (!), avec sa soeur et des amis d’enfance qui s’appelaient justement Potter. Plausible. Il n’empêche qu’une poursuite devant les tribunaux conteste précisément les sources d’inspiration de Rowling. Une auteure américaine du nom de Nancy Stouffer, inconnue jusqu’alors, a voulu l’accuser de plagiat. Certains éléments essentiels de la série des Harry Potter s’inspireraient selon elle de son propre livre pour enfants, publié en 1984, The Legend of Rah and Muggle. Rowling y aurait trouvé non seulement le nom de «Muggle», mais également des personnages appelés Larry et Lilly Potter (dans les livres de Rowling, la défunte mère de Harry s’appelle Lily Potter).

Quoi qu’il en soit de cette sombre affaire judiciaire, c’est en 1996 que Rowling commence à émerger de son purgatoire. Elle a alors entre les mains une oeuvre de qualité, le premier volume des aventures d’un orphelin, malmené par sa famille d’adoption et qui se retrouve soudain parachuté dans le pays des merveilles, ou plutôt dans celui des sorciers. Rowling a déjà en tête un plan assez précis pour une série de sept volumes racontant, dans l’ordre chronologique, l’évolution de son jeune héros entre onze et dix-huit ans. Avant que Bloomsbury Children’s Books de Londres n’accepte de le publier, il semble que pas moins de neuf éditeurs aient refusé le manuscrit. On peut supposer qu’ils n’arrêtent pas de s’en mordre les doigts depuis ; après tout, même les Beatles à leurs débuts se sont heurtés à des fins de non recevoir aussi perspicaces.

Avant de pouvoir espérer se rendre au bal, Cendrillon a d’abord dû se dénicher une bonne fée. Ou plutôt un agent littéraire. L’homme qu’elle choisit est un pro de réputation solide qui s’appelle Christopher Little. Il ne connaît pas beaucoup le marché du livre jeunesse, mais apprécie immédiatement les qualités du roman. Little sait déjà que les éditeurs de Bloomsbury Children’s Books cherchent des manuscrits qui sortent de l’ordinaire. L’aventure apparaît quand même assez risquée. Le nombre de pages, exceptionnel pour un livre d’enfants, fait hésiter. Car, s’il y a une vérité que les éditeurs de livres jeunesse prennent universellement pour acquis, c’est que les enfants de la télévision n’ont pas la capacité de concentration nécessaire pour se taper un volume de plus de cent pages, confortablement aérées, avec des phrases simples et, si possible, des mots de moins de quatre syllabes. J’ai demandé à ma nièce Sophie si la longueur des livres de Rowling la rebutait. «Au contraire, m’a-t-elle répondu. On est tellement impressionnés par l’histoire, que ça ne nous dérange pas du tout.» C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle a préféré l’éléphantesque quatrième volume aux trois premiers : il s’y passe tellement plus de choses !

Quand on accepte enfin de publier son livre, Rowling est aux anges ! «Ce fut le plus beau jour de ma vie», dira-t-elle plus tard. Et un bonheur n’arrivant jamais seul, début 1997, elle reçoit une bourse de 8000 livres du Conseil des arts d’écosse pour terminer et corriger son roman, après que le jury lui ait décerné une cote exceptionnelle.

Harry Potter and the Philosopher’s Stone paraît donc en 1997, avec un tirage prudent de 5000 exemplaires. Aucun battage publicitaire n’est prévu. Et pourtant, le succès survient presque immédiatement. Dans les cours d’école et les salles de classe, le bouche à oreille a tôt fait de transformer le premier volume des aventures d’Harry en une sorte de livre culte. Les enfants adorent et, bien entendu, les adultes sont ravis. Très tôt en effet, parents et enseignants s’attendrissent de voir les petits délaisser télévision et jeux vidéos, pour renouer avec ce bon vieux loisir des anciens temps, la lecture ! Et comme ce sont eux qui ont les sous pour acheter, distribuer et offrir les bouquins en cadeau, leur intervention renforce considérablement la tendance. Il en sera ainsi partout dans le monde: même si ce sont d’abord les enfants qui se passent entre eux le virus de la pottermanie, l’appui presque inconditionnel des grandes personnes amplifie l’expansion du phénomène.

Par conséquent, loin de se tarir comme n’importe quelle mode passagère, le succès d’Harry Potter devient encore plus fort et plus rapide avec la publication du second volume, en 1998. Pour la parution du troisième, les enfants sont si impatients que l’éditeur Bloomsbury trouve plus sage d’attendre après les heures de classe pour le distribuer, de peur que les jeunes Anglais ne sèchent leurs cours et se précipitent en masse chez les libraires !

Au départ, comme dans le cas des Beatles, l’engouement frappe surtout les consommateurs de la perfide Albion. Le produit est «anglais» et il l’est jusqu’au bout des ongles, avec ses rituels de boarding schools, ses personnages à l’accent cockney, ses crumpets et ses donjons élisabéthains. Il est si anglais qu’on peut douter de son potentiel comme objet d’exportation. Or, chose assez surprenante, dès ses premières semaines d’existence, la renommée d’Harry traverse l’Atlantique et un début de fandom se constitue aux états-Unis. Ameutés, les éditeurs américains dressent l’oreille. Trois mois seulement après la parution du premier volume, en Angleterre, les droits de reproduction aux états-Unis se vendent aux enchères dans les 100 000 $. On a encore quelques craintes cependant, car la distance culturelle qui existe entre les lectorats anglo-saxons des deux côtés de l’océan demeure bien réelle. Par prudence, on rebaptise le bouquin Harry Potter and the Sorcerer’s Stone, pour ne pas effaroucher ces petits incultes d’Américains. Précaution peu utile, car il apparaît très vite que la saveur Old England prononcée du produit joue fortement en sa faveur. Loin de faire fuir les lecteurs d’autres pays, elle confère au bouquin un cachet exotique, fondamentalement rafraîchissant. Ce n’est pas la première fois que, dans des circonstances similaires, les Américains s’éprennent d’un produit anglais! Le parallèle avec les Beatles est encore ici assez frappant. Dès que les étatsUnis ont adopté Harry Potter, la mondialisation fait le reste. En France, par exemple, les ventes ne commencent à décoller sérieusement qu’à partir du moment où Harry apparaît en couverture du Time.

Aux états-Unis même, c’est la folie furieuse. Fin 1998, Harry Potter and the Sorcerer’s Stone se propulse en tête de la prestigieuse liste des best-sellers du New York Times Book Review, délogeant les Grisham et autres habitués du fort tirage. Devant pareil succès, l’éditeur américain (Arthur A. Levine Books) décide de devancer de quelques mois la parution du second volume, prévue pour le mois de septembre 1999. Les deux volumes occupent alors les deux premières positions de la liste des best-sellers du New York Times. Les semaines passent et ils en paraissent indélogeables. à l’automne 1999, lorsque le troisième volume paraît en Angleterre, vingt mille copies en sont aussitôt vendues aux états-Unis, via l’Internet. Dans les deux semaines qui suivent la parution officielle de l’édition américaine, il s’en vend encore un demi-million de copies. Ceux qui espéraient qu’Harry Potter ne soit qu’un feu de paille perdent toutes leurs illusions. Ce sont maintenant les trois premières places de la liste des best-sellers qui restent tenues, semaine après semaine, par les trois premiers Harry Potter. L’arrivée attendue d’un quatrième volume, accompagné cette fois d’une machine promotionnelle digne du lancement d’un nouveau Star Wars, fait craindre – à juste titre – aux maisons d’édition américaines que les livres de Rowling continuent longtemps encore de mobiliser la totalité des quatre premières positions de la liste. Il y a des signes qui ne trompent pas, comme ces 350 000 préventes sur le site du géant Amazon. com. Irrités par le fait que plus aucun de leurs livres pour adultes n’arrive à se hisser au sommet depuis des mois, les majors de l’édition américaine font pression sur le prestigieux quotidien. à l’été 2000, tout juste avant que ne paraisse Harry Potter and the Goblet of Fire, le New York Times Book Review décide de prendre les grands moyens pour neutraliser l’effet Potter. Il crée de toutes pièces une section best-sellers pour les livres jeunesse, séparée des livres «pour adultes». C’est seulement en confinant Harry à cette annexe, ou à ce ghetto livresque, qu’il n’a d’ailleurs aucun mal à dominer, qu’on réussit enfin à l’extirper du sommet de la liste, laissant aux Grisham, King, Clancy et compagnie la place qu’ils leur avaient ravie.

Sans vouloir excuser pour autant ce geste peu fair play, il faut ajouter que les craintes des éditeurs américains étaient assez justifiées. Le quatrième volume de la série allait en effet bouleverser une fois de plus toutes les règles. Durant la première moitié de l’an 2000, un build-up promotionnel bien dosé avait préparé l’avènement de la date fatidique du 8 juillet 2000, journée annoncée de la parution du livre. Pour stimuler l’appétit, on laissait courir des rumeurs (qu’un des personnages principaux allait mourir, par exemple). Manuscrit et épreuves préliminaires bénéficiaient d’une protection digne des secrets d’état. Pas une ligne ne fut montrée à la presse, aucune prélecture ne fut autorisée. Jamais un bouquin n’aura été attendu avec une pareille impatience. «C’est le plus grand événement de l’histoire du commerce du livre», de déclarer sentencieusement un porte-parole de la gigantesque chaîne Barnes & Noble. Le 8 juillet, dans les pays anglophones, des hordes d’enfants se ruaient chez les libraires pour assouvir leurs désirs. Même la discrète J. K. Rowling consentait à se transformer en vedette médiatique. Ce n’est pas en carrosse, ni même en citrouille, que Cendrillon allait se rendre au bal cette fois, mais à bord d’une réplique du Hogwarts Express (Poudlard Express en français), un superbe train privé avec lequel elle allait sillonner l’Angleterre. Partout où elle irait désormais, cette écrivaine complètement inconnue quatre ans plus tôt, devait attirer les foules, comme une star de cinéma ou une chanteuse pop. à Toronto, en octobre 2000, vingt mille personnes se rassemblaient au Skydome pour l’entendre lire des extraits de son plus récent bouquin. Entre juillet et octobre, le bouquin en question s’était déjà vendu à un million d’exemplaires au Canada – et ce, avant même la parution de la traduction française!

Je ne sais pas si c’est pour s’excuser d’avoir bâillonné Harry en le chassant brutalement de sa liste de best-sellers, mais, le 23 juillet 2000, le New York Times Book Review publiait une assez longue recension de Harry Potter and the Goblet of Fire, sous la signature du pape incontesté du fantastique et de l’horreur, Stephen King. Le texte de l’article, fort bon d’ailleurs, est plutôt sympathique envers Rowling, quoiqu’un peu condescendant par endroits. King rend volontiers à César – ou plutôt à Cendrillon – ce qui lui revient, mais la fin de son article reste un peu ambiguë. Après avoir souligné que le mérite des Harry Potter est d’éveiller des millions d’enfants de onze ou douze ans à la lecture et à la fantaisie, le grand maître prend la peine de rappeler que, pour les seize ans et plus, «il y a aussi ce gars appelé King».

3. Les ingrédients et la formule

On lit parfois que si Rowling arrive à envoûter les enfants en aussi grand nombre, c’est qu’elle comprend comment fonctionne leur imaginaire et qu’elle sait s’adresser à eux. Je veux bien, mais encore ? Dire que Rowling a du succès parce qu’elle possède la clé du succès ne nous avance pas beaucoup. Et que fait-on des adultes qui composent, ouvertement ou en cachette, une partie substantielle de son lectorat ? Cette capacité de plaire à un aussi large éventail de groupes d’âges constitue une qualité encore plus rare que celle de pouvoir se faire apprécier des enfants. Très peu de livres, explicitement destinés aux jeunes, arrivent à percer en territoires adultes : quelques classiques comme L’île au trésor de Stevenson, les Jules Verne, ou encore certains ouvrages hautement ambigus comme Alice au pays des merveilles ou Bilbo le Hobbit. Depuis quelques décennies, les BD ont pu jouer un rôle de réconciliation des générations. Mais, dans l’ensemble, la consommation des livres pour jeunes demeure confinée à son lectorat «naturel». Cela n’a rien d’étonnant, quand on considère les efforts que font les éditeurs, comme les auteurs, pour tailler leurs produits sur mesure à partir de l’image ou des préjugés qu’ils se font de leur clientèle.

Les aventures d’Harry Potter ne sont pas des BD – bien au contraire, étant donné leur absence totale d’illustrations – mais leur succès dans toutes les couches d’âge s’apparente un peu à celui des meilleures BD trans-générationnelles. Les histoires de Rowling ont ce pouvoir de parler directement à l’enfant, mais leur refus de se plier aux complaisances, aux facilités et aux simplismes associés habituellement à la littérature jeunesse leur donne aussi suffisamment de richesse et de complexité pour ne pas ennuyer l’adulte. Et même le captiver sans doute, s’il a su conserver un peu de son regard d’enfance, ce sense of wonder ou ce «troisième oeil» dont parle Stephen King et qui est indispensable pour entrer dans le monde des littératures d’imagination. (Voir à ce sujet notre article, «L’Art de la peur», paru dans Solaris 120 et reproduit dans Stephen King : trente ans de terreur, sous la direction d’Hugues Morin, Alire, 1997.)

Ceci dit, Harry Potter s’adresse d’abord et avant tout aux enfants. Non seulement Rowling adopte-t-elle, sur le plan strictement narratif, le point de vue particulier de ses jeunes héros, mais elle manifeste de façon assez constante un biais anti-adulte prononcé. Dans l’univers potterien, les grandes personnes tendent à être, ou bien des enfants attardés comme le géant Hagrid, ou bien des êtres bornés, étroits d’esprit et tyranniques, quand ils ne sont pas carrément cruels comme le couple Dursley. Rarissimes sont les adultes compréhensifs et sincèrement sympathiques envers le drame que vivent Harry et ses amis. Le couple Weasley est gentil, mais handicapé par sa pauvreté et son statut social inférieur. Albus Dumbledore et Sirius Black jouent le rôle de génies bénéfiques, mais lointains, et leurs interventions ne se font qu’au compte-gouttes. La majorité du temps, Harry et ses amis sont laissés à eux-mêmes, particulièrement lorsqu’il leur faut affronter les ennemis les plus diaboliques, Voldemort et ses acolytes, ou encore les Dementors (Détraqueurs), qui sont tous des adultes.

Mais les enfants grandissent. Et ils changent vite, surtout à l’âge d’Harry. Une des forces de Rowling est de faire «vieillir» ses ouvrages en même temps que son héros. Dans le premier volume, Harry n’a que onze ans. Le monde qu’il découvre avec nous, celui des sorciers, reste encore simple en apparence. Dans chaque volume subséquent, au fur et à mesure que le garçon prend de l’âge, l’univers dans lequel il vit gagne en complexité et en ambiguïté, comme si le regard du personnage se transformait en passant de l’enfance à l’adolescence. La toile de fond, relativement minimale et sommaire dans le premier volume, acquiert de plus en plus d’ampleur, d’épaisseur, mais aussi de zones grises. Le monde des sorciers se développe, il se fait plus fourni et plus substantiel par son histoire, sa géographie, sa culture, sans parler de la bureaucratie qui la gouverne. Les intrigues tendent aussi à devenir plus compliquées, tandis que leur résolution apparaît de moins en moins simple. Le premier volume finit bien, malgré quelques aspects tristes ou négatifs. On ne peut pas dire en revanche que les volumes trois et quatre ont une fin heureuse, puisque la conclusion de l’aventure n’entraîne pas la disparition du danger, mais contribue au contraire à l’exacerber. On pourrait même soutenir que le quatrième s’achève dans un état pire que celui où il a commencé. Le héros en sort flétri, il a perdu son innocence, il a vieilli.

L’effet cumulatif produit par un monde en constant développement, ainsi que par la maturation des personnages, donne aux aventures d’Harry Potter l’apparence d’un grand cycle de fantaisie, évolutif et cohérent. Contrairement à d’autres séries pour enfants qui sont composés d’épisodes séparés et indépendants, il serait absurde de lire les différents volumes autrement que dans l’ordre chronologique. Ma nièce Sophie, à qui une Muggle bien intentionnée avait offert le deuxième volume avant le premier, s’est vite trouvée déroutée et a dû abandonner la lecture en cours de route. Si des amis ne l’avaient pas convaincue de redonner sa chance à Harry, en commençant par le début, peut-être serait-elle restée à l’abri de la contagion.

Le monde qu’a composé Rowling, celui des sorciers, ne pèche sans doute pas par excès d’originalité (qui peut prétendre innover vraiment, de nos jours, en littérature fantastique ?) Par contre, les ingrédients qu’elle a réunis forment un ensemble au charme irrésistible. Même si les intrigues – d’astucieuses applications du bon vieux whodunit de tradition britannique – sont suffisamment bien ficelées pour soutenir l’intérêt de la lecture, c’est dans le fourmillement de petits détails insolites et amusants que se situe la vraie richesse des livres de Rowling.

Les sorciers habitent une sorte d’univers parallèle au nôtre, auquel on ne peut accéder que par quelques interstices choisis. Pour se rendre à Hogwarts (Poudlard), par exemple, on doit prendre un train à la gare de King’s Cross. Encore faut-il repérer le quai 9 3/ 4, qui, comme son numéro l’indique, se trouve quelque part entre les quais 9 et 10, invisible aux yeux du commun des Muggles. Dans cet univers parallèle, la technologie moderne ne fonctionne pas. Ni ordinateurs, ni télévision, ni consoles de jeux vidéo, pas même de téléphone. Les automobiles n’ont pas droit de cité, à moins qu’elles aient le pouvoir de voler, comme celle qui conduit Harry au collège dans le deuxième volume. Pour se déplacer, on préfère le balai volant, infiniment plus pratique, à condition d’avoir appris à le manier correctement. Pour livrer le courrier, on a recours à des hiboux spécialement entraînés. Dans presque tous les domaines, l’art de la magie fait office de science et de technologie. Le bestiaire de nos mythologies – les dragons, les basilics, les licornes, les centaures, les hippogriffes – sert de faune locale. Les géants, trolls, gnomes et loups-garous côtoient les êtres humains. Les elfes – qui n’ont rien de commun avec ceux de Tolkien – se chargent des corvées domestiques. Ils sont bêtes, gaffeurs et entretiennent entre eux une mentalité d’esclaves heureux. Ma nièce Sophie ne les aime pas beaucoup et un d’entre eux, celui qui s’appelle Dobby (le Jar Jar Binks de la série) lui tombe carrément sur les nerfs. Notons que Rowling manifeste une attitude un peu équivoque à propos de ses elfes. Quand Hermione Granger, la copine d’Harry, se met en tête de fonder un mouvement d’émancipation de ces besogneuses petites créatures, elle n’obtient aucun succès, ni auprès de ses compagnons, ni auprès des premiers concernés euxmêmes. Cet épisode très amusant, quoique peu politiquement correct, offre une satire assez féroce de l’idéalisme adolescent, quand il se met à vouloir sauver malgré eux tous les canards boiteux du monde.

La magie est un savoir qui s’apprend, un art qui doit être maîtrisé. Qu’ils soient d’ascendance nobiliaire ou non, les jeunes apprentis sorciers ont besoin de passer par une école spécialisée, comme Hogwarts ou Beauxbâtons (en France). Hogwarts a tout du boarding school sélect privé, qui forme la crème de l’élite britannique depuis des siècles. Rowling elle-même n’a pas fréquenté ce genre d’institution, mais elle sait admirablement en évoquer tous les stéréotypes. Bien sûr, elle en offre une version de haute fantaisie, avec fantômes errants, passages secrets et donjons, mais elle l’a fait avec une telle conviction qu’elle donne envie à tous de s’inscrire à ce genre d’école. Il paraît d’ailleurs que les boarding schools anglais, en déclin depuis de nombreuses années, ont vu leur fréquentation recommencer à croître depuis le succès des aventures d’Harry Potter.

Les personnages principaux des histoires de Rowling sont à la fois bien campés et assez peu fouillés. L’auteure évite soigneusement d’étirer ses descriptions de personnages ou de tomber dans le piège d’un «psychologisme» qui serait déplacé dans le contexte et ralentirait l’action. Les personnages sont là pour faire entrer le lecteur dans le livre, ce qu’ils réussissent sans problème. Leur vie intérieure nous échappe, mais, au fond, comme le dit si bien ma nièce Sophie, «c’est l’histoire qui compte». Même Harry n’a finalement pas beaucoup d’épaisseur. Qui est-il au fond ? Que pense-t-il réellement ? On n’en sait rien. Il traverse les épreuves, manifeste des doutes, montre du courage, mais, sur l’essentiel, il subit les événements. Moins actif que réactif, il est comme n’importe quel enfant aux prises avec ses peurs et avec les contraintes que lui impose le monde adulte. Chose certaine, c’est bien à Harry et à personne d’autre que les jeunes lecteurs s’identifient, tout au long des récits. Les filles autant que les garçons, me confirme Sophie.

Au point de départ, dès les toutes premières lignes du récit, le sort du malheureux apitoie. Harry est l’orphelin classique des histoires pour enfant, maltraité par une famille d’adoption cruelle. C’est Oliver Twist revu par Roald Dahl : un garçon martyrisé, obligé de coucher dans une armoire sous l’escalier, sous-alimenté, brutalisé, aussi bien par l’infâme couple Dursley que par son cousin, le très porcin Dudley. On ne cesse de l’humilier, physiquement comme psychologiquement. Pour cadeau de Noël, par exemple, l’affreuse tante Marge lui offre une boîte de biscuits pour chien ! Que Harry parvienne malgré cela à conserver une bonne humeur stoïque dépasse l’entendement. Heureusement, un jour, tout bascule dans sa vie. Ce n’est pas une bonne fée, mais un géant hirsute, haut en couleurs, qui vient le chercher pour le conduire au royaume des sorciers où il est accueilli en héros. Une fois de plus, le parallèle avec Cendrillon saute aux yeux, quoique, me signale avec insistance Sophie, Harry est né sorcier, il ne le devient pas.

Ce triomphe initial reste de courte durée. Harry a pu échapper au joug des Dursley, mais le monde enchanté dans lequel il se réfugie n’a rien d’un Club Med. à Hogwarts (Poudlard), il faut trimer dur, obéir à des règles sévères, affronter la méchanceté, l’injustice, le mépris. «Une école peut être un sanctuaire pour un enfant, dit Rowling, mais peut être aussi un endroit extrêmement effrayant. Les enfants savent être si cruels les uns envers les autres.» Dans un revirement qui peut apparaître bizarre, sinon incohérent (mais qui finit par s’expliquer plus tard), le même Harry Potter que l’on accueillait en héros devient rapidement le souffre-douleur d’une part

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