Archives de catégorie : Littéranautes

Robert Marinier, Un conte de l’apocalypse (SF)

Robert Marinier

Un Conte de l’apocalypse

Sudbury, Prise de parole (Théâtre), 2021, 155 p.

Dramaturge et acteur franco-ontarien, Robert Marinier a obtenu en 2022 le Prix Trillium de l’Ontario pour cette pièce de théâtre campée dans un futur proche. Ce prix récompense autant la pièce qu’une carrière dramaturgique de plus de quarante ans. Dans le récit de Marinier, l’aggravation des changements climatiques (la montée des océans, les grandes villes inondées, les sécheresses qui déclenchent des famines) entraîne des conséquences politiques pour le Canada : une faction radicale du parti Vert s’empare du pouvoir et organise la liquidation de tous les coupables, à commencer bien sûr par les militants verts jugés trop tièdes. Parmi ceux-ci, il y a Denis Coudonc, qui anime la résistance au nouveau régime.

Sur scène, l’éclairage révèle le père du rebelle, Guy Coudonc, en train de se demander ce qu’il doit dire puisqu’on attend sans doute de lui un monologue. Conscient qu’il évolue dans une pièce de théâtre, Guy hésite sur son rôle exact : est-il le personnage principal ou n’est-il qu’un personnage secondaire au service de son fils, le chef des rebelles ? Capturé par les sbires du nouveau régime, Guy échappe de peu à la mort grâce à l’intervention des rebelles, ce qui va convaincre ses compagnons miraculés que Guy est le personnage principal qui ne peut pas mourir avant la fin.

Cette démarche quelque peu pirandellienne permet à Guy de jouer avec le quatrième mur et renouvelle l’action de ce qui serait sans cela une pièce de politique-fiction futuriste assez conventionnelle. La conviction naïve de Guy d’être le personnage principal lui attire des disciples et la légende du « personnage principal » contre qui le gouvernement est impuissant se propage dans la population. Il sera même l’objet d’une ultime tentative de récupération par le nouveau pouvoir, assailli par le mécontentement des masses.

La pièce est éminemment politique. Sous le couvert de la fable, l’auteur épingle les manipulations, tractations et tromperies qui accompagnent aussi bien les révolutions que les restaurations. De ce point de vue, le récit fonctionne : il amuse tout en offrant des aperçus caustiques de ces jeux politiques. Par contre, la pièce de Marinier est moins rigoureuse du point de vue de la science-fiction que la pièce Manipuler avec soin de Carolanne Foucher : ici, l’apocalypse climatique est surtout un prétexte. Il n’en est plus question, par exemple, quand Guy Coudonc et ses ouailles créent un hameau agricole florissant dans le Nord canadien, et la référence finale à la catastrophe climatique tient plutôt de la pirouette ironique. Néanmoins, l’ensemble témoigne d’une ambition certaine, qui nous rappelle nos responsabilités à la fois environnementales et citoyennes.

Jean-Louis TRUDEL

Carolanne Foucher, Manipuler avec soin (SF)

Carolanne Foucher

Manipuler avec soin

Montréal, De Ta Mère, 2022, 118 p.

Et si c’était possible de s’implanter une puce munie d’une alarme qui sonnerait lorsqu’on se retrouve dans une situation intime pas franchement désirée ou carrément risquée ? C’est ce qu’a fait Josianne après sa rupture avec David, alors qu’elle a enchaîné les rencontres avec des hommes moins que satisfaisants. Une fois le système d’alarme posé, elle a en fait mis fin à ses essais, jusqu’au jour où elle recroise de nouveau David et qu’elle éprouve l’envie de tenter un coup d’un soir avec lui.

Cette pièce de théâtre en un acte débute avec l’arrivée de Josianne et de son ex dans l’appartement qui va servir de cadre à l’action. Lorsqu’ils s’embrassent, toutefois, l’alarme sonne. Josianne s’empresse de rassurer David qu’elle souhaite bel et bien cette relation éphémère et que l’alarme se trompe forcément. Surtout qu’elle a déjà appelé le service après-vente pour faire réduire la sensibilité de sa programmation.

On passe très rapidement sur les détails techniques du fonctionnement de cette alarme, même avec l’arrivée de l’inventeur et entrepreneur à qui Josianne réclame la désactivation de la puce. Le dispositif est un prétexte, mais aussi un révélateur. Il oblige Josianne à se rendre compte qu’elle a trop longtemps réprimé et censuré l’expression de ses pensées et intentions durant sa vie de couple avec David. L’anticipation est donc beaucoup plus modeste et circonscrite que dans une pièce de science-fiction québécoise plus futuriste comme Seeker (2021) de Marie-Claude Verdier, mais elle joue pleinement son rôle d’exploration des conséquences d’une hypothèse technique. Foucher a réduit à trois acteurices la dramatis personae, peut-être en raison du contexte pandémique puisque la pièce a d’abord été montée en novembre 2021, et elle gère habilement les coups de théâtre qui relancent l’action dans ce cadre minimaliste, parfois à la limite du malaise. Manipuler avec soin s’ajoute au corpus en expansion du théâtre de science-fiction et le drame s’appuie sur une trouvaille dont Foucher exploite plusieurs des possibilités.

Jean-Louis TRUDEL

Benoît Côté, Vies parallèles (SF)

Benoît Côté

Vies parallèles

Montréal, du Boréal, 2022, 407 p.

Vies parallèles est un des meilleurs romans romanesques à s’inscrire dans le domaine de la science-fiction québécoise ces dernières années. Côté exploite les ficelles du genre avec la même habileté que le regretté François Blais dans La Seule Chose qui intéresse tout le monde (2021). Son roman s’inscrit dans le prolongement d’une série d’ouvrages québécois balançant entre la politique-fiction et l’uchronie. Ces derniers s’additionnent depuis quelques années. L’Histoire de la République du Québec (2006) de Denis Monière débutait avec le référendum de 1980, mais c’est le référendum de 1995, lequel n’a tenu qu’à un fil, qui a déjà inspiré l’anthologie uchronique Le Référendum de 1995 : Pour quelques oui de plus (2015) réunie par Guy Ferland ou le roman Et si le Québec avait dit Oui (2018) de Normand Cazelais, entre autres textes. Dans Vies parallèles, le Oui l’a effectivement emporté en 1995 et le Québec jouit, en 2019, d’une agréable prospérité fondée sur le secteur de la finance et la libéralisation de l’économie.

Le romancier est d’ailleurs conscient de la vogue du concept. Dans le roman, on ridiculise une émission comique qui exploite une uchronie où le Québec aurait dit Non en 1995. Cette comédie grasse et vulgaire, Le Lieutenant-Gouverneur, pourrait correspondre à la série La Maison-Bleue diffusée sur Tou.TV, qui exploite une uchronie où le Québec aurait dit Oui en 1995…

Pourtant, ce n’est pas le scénario uchronique qui retient d’emblée l’attention du lecteur. Côté mise plutôt sur la mécanique du thriller, et les rebondissements de l’intrigue sécrètent un suspense grandissant. Le passé du personnage principal, également appelé Benoît Côté, n’est pas sans ombre. Lorsqu’un ancien collègue historien de Côté le contacte pour que celui-ci imagine ce que le Québec serait devenu si le référendum de 1995 avait échoué, celui qui est devenu un banquier de haut vol se voit forcé par les circonstances de revivre les événements qui ont entouré la conquête de son indépendance par le Québec.

L’ouvrage commandé à Benoît Côté constitue une mise en abyme qui peut rappeler le procédé de Dick dans The Man in the High Castle (1962). L’auteur s’amuse même à insérer dans le livre de son alter ego des phrases qui figurent aussi dans son texte, ainsi qu’un commentaire acerbe (sur un film d’Ang Lee consacré à l’histoire du Québec !) qui épinglent les personnages « qui se mentent continuellement et se savent bernés, qui sont incapables d’agir en dehors de leur propre intérêt et qui pourtant ratent leur vie » (p. 356), ce qui peut s’appliquer peu ou prou aux acteurs de cette histoire.

L’auteur enchaîne les révélations avec un art consommé de la narration. Ce faisant, il signe des passages savoureux où des personnages divers, de Gérard Depardieu à Jacques Parizeau, livrent leurs impressions sur le Québec, sa quête d’autonomie ou le référendum de 1995 — parfois inspirés par des propos authentiques, semble-t-il. Une sous-intrigue consacrée à des militants de la fin du siècle dernier ne manque pas non plus de sel. Les surprises se succèdent, mais, à chaque fois, elles conservent un caractère parfaitement vraisemblable, qui éclaire les dessous de l’histoire, avec un grand H ou non.

Ce qui gâche la sauce, c’est que les principaux personnages ne sont ni très sympathiques ni très lucides, même s’il faut reconnaître qu’un bon salaire aide à gober bien des couleuvres et des absurdités. La transformation finale du Benoît Côté parallèle, jusqu’alors abject dans l’aveuglement et la compromission, force la crédulité tout en procurant un dénouement suffisamment cynique. Bref, on lira Vies parallèles bien plus pour l’intrigue et les jeux de miroir que pour l’exploration uchronique. Le filon a été tellement exploité que l’originalité en la matière représenterait une gageure. Même le rôle de la Russie, qui vole au secours de l’indépendance québécoise, peut rappeler aussi bien le Chronoreg (1992) de Daniel Sernine que le Québec Banana State (1978) de Jean-Michel Wyl.

En revanche, les changements climatiques ne figurent pas vraiment dans ce roman où le Québec uchronique pompe allègrement pétrole et gaz de schiste. L’uchronie offre un cadre décalé propice à une observation distanciée du Québec actuel, mais Côté ne s’est pas aventuré plus loin.

Jean-Louis TRUDEL

Jim Cornu, L’Homme extensible (SF)

Jim Cornu

L’Homme extensible

Rosemère, Joey Cornu (Joey & Jim), 2022, 326 p.

Le récit signé par Claudie Bugnon sous le nom de Jim Cornu hésite longtemps entre la science-fiction et un insolite ouvert sur le fantastique. Fondatrice de Joey Cornu Éditeur et traductrice de Charles Fort, Bugnon raconte l’histoire de Jules Forêt, un jeune publiciste qui se met à grandir du jour au lendemain sans que la science puisse l’expliquer. Le caractère incongru du phénomène pourrait le rattacher effectivement aux incidents singuliers dont raffolait Charles Fort (1874-1932) pour ses compilations de l’étrange… Néanmoins, l’autrice se concentre avant tout sur les conséquences quotidiennes de cette poussée de croissance pour l’infortuné Jules Forêt, qui en perd son emploi, sa blonde et son moral.

Des personnages plus ou moins sympathiques gravitent autour de Jules. Si certains souhaitent exploiter sa singularité, d’autres l’aident plutôt à profiter de l’intérêt du public pour son allongement vertical qui ne cesse de s’aggraver. Publiciste de métier, Jules trouve assez naturel de révéler ce qui lui arrive et d’assumer sa différence. Sa transformation physique est inexorable, à raison d’un centimètre supplémentaire ou deux par nuit, et elle a des conséquences pour sa santé et sa condition physique. Sa peau distendue se crevasse et ses organes ont du mal à suivre. S’il arrive à trouver de l’aide pour emménager dans un logis plus spacieux, il cherche en vain un sens à la fin soudaine de son existence routinière. Intervention divine ? Manigances extraterrestres ? Mutation ?

L’autrice finit par trancher pour une explication science-fictive. Elle a d’excellentes références dans le domaine et mentionne même L’Homme élastique (1938) de Jacques Spitz auquel j’avais pensé en abordant son roman. Son dénouement rend hommage à Heinlein et elle cite d’autres auteurs ainsi que des scientifiques.

Néanmoins, le roman donne parfois l’impression d’avancer au petit bonheur, comme le personnage principal qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Il est vrai que Jules vit une situation inédite et qu’il est incapable de prévoir l’évolution de son cas. Toutefois, lorsqu’il entre en contact avec d’autres « géants » à la fin du livre, il faut admettre soit que ses recherches effrénées en ligne au début de sa folle croissance ne lui avaient pas indiqué leur existence, soit qu’il n’avait eu ni l’envie ni même l’idée de leur parler. Si l’heureuse conclusion des aventures de Jules apparaît comme assez arbitraire, c’est le thème inusité du roman qui en fait l’intérêt. À défaut de signer une narration palpitante, Bugnon offre un portrait d’une grande humanité, qui peut convenir à des lecteurs de tous les âges.

Jean-Louis TRUDEL

Chris Bergeron, Vaillante (SF)

Chris Bergeron

Vaillante

Montréal, XYZ (Draisine), 2022, 73 p.

La nouvelle collection « Draisine » des Éditions XYZ présente des fictions courtes qui naviguent dans le sillage d’un ouvrage plus long, déjà paru ou à paraître. Dans le cas de Vaillante, « nouvelle sidérale », c’est dans l’univers du roman Valide de Bergeron que s’inscrit le récit. Dans un futur relativement proche, la commandante Andréa Chang et sa copilote Maïa Silva sont en route pour la planète Mars, seules (et amoureuses) à bord d’un vaisseau spatial qui doit frôler Vénus en premier lieu afin de bénéficier d’un petit coup de pouce gravitationnel.

La collision avec une micrométéorite entraîne trois défaillances, dont une seule qui compte aux yeux de Chang. La fuite de l’eau d’un réservoir expose la capsule d’hibernation de Maïa aux radiations produites par le réacteur nucléaire de l’astronef. Dès lors, l’amante de Chang est condamnée, mais elle va profiter de ses derniers moments de vie pour tenter une dernière mission, d’esprit plus scientifique que le débarquement martien voulu par les commanditaires corporatifs de leur voyage.

Bergeron signe un texte qui ne craint pas d’être à la fois émotif et technique. Le récit n’est pas exempt d’approximations scientifiques. Par exemple, la radioactivité n’est « contagieuse » que dans des cas extrêmes, qui ne semblent pas correspondre aux circonstances décrites. Néanmoins, l’ensemble se distingue par sa rigueur et un souci de vraisemblance assez rare dans la science-fiction québécoise.

Dans Valide, le vaisseau en route pour Mars s’appelait l’Intrepid et il était commandé par Sarah Chang. Un système informatique dénommé David se transformait en dictateur virtuel lorsque l’état d’urgence climatique était déclaré en 2033. Le récit de Vaillante est livré sous la forme d’un rapport de Chang au centre de mission, mais le silence de Capcom finit par s’expliquer. Les événements de la nouvelle coïncident avec l’entrée en scène de l’entité David dont Valide révèle le sort ultérieur.

Jean-Louis TRUDEL

Christian Quesnel et Ariane Gélinas, La Cité oblique (Fa)

Christian Quesnel et Ariane Gélinas

La Cité oblique

Québec, Alto, 2022, 168 p.

1930. Un visiteur sillonne en silence les rues de Québec, carnet à la main. Le visage pâle et sévère, vêtu d’un costar noir, il n’attire aucune attention. Pourtant, cet homme dissimule un univers sombre et suintant, peuplé de chimères et de dieux visqueux. Ce visiteur, c’est Howard Phillips Lovecraft, auteur controversé et père de Cthulhu, un des plus terrifiants mythes de la littérature fantastique.

Dans leur magnifique roman graphique La Cité oblique, Ariane Gélinas et Christian Quesnel réinvestissent les séjours de Lovecraft dans la ville de Québec pour nous livrer une histoire complètement hallucinée de la Nouvelle-France. On y suit les déambulations de l’écrivain dans les « territoires cauchemardesques de la ville de Québeck », aux eaux hantées par Elkanah et ses semblables, des entités terribles et antédiluviennes. Dans cette genèse de la « Nouvelle-Fr’lyeh », Lovecraft nous raconte notamment la lente métamorphose de Chantplain en être tentaculaire, les sacrifices sanglants des prêtres à Ceux-qui-sommeillent ou encore une Bataille des plaines d’Abraham marquée par l’émergence d’Elkanah sur la terre ferme après des millénaires d’observation aquatique.

Si le pari de La Cité oblique était peut-être fou — faire le récit de la colonisation de la Nouvelle-France en empruntant le point de vue lovecraftien —, il faut dire que les deux artistes le réussissent avec brio. J’ai été littéralement happée par chacune des planches de l’œuvre, véritables chefs-d’œuvre de détails horrifiques. Sous les pinceaux de Quesnel surgissent des images dont il m’a été impossible de détourner les yeux : croix sanglantes serties de tentacules, Christ à tête de caribou, amours et batailles céphalopodes. Les textes d’Ariane Gélinas qui les accompagnent en exacerbent l’aspect inquiétant et douloureusement fascinant, de manière si habile que j’ai presque cru que Lovecraft était revenu d’outre-tombe pour prendre la plume. À travers chacun de ses extraits, l’écrivaine fait jaillir l’éclat terrifiant du style lovecraftien et anime les dessins d’une poésie macabre. Enfant hybride de deux immenses talents, le roman graphique se révèle ainsi une porte d’entrée vers un passé impossible, un Québek magnifié : j’ai souhaité d’un même élan l’habiter et m’en échapper, les jambes à mon cou. De terreur que mon séjour dans la cité oblique ne soit le dernier et que je ne sois condamnée à « vivre à jamais parmi les récifs ».

Un dernier point qu’il me semble essentiel de soulever : si La Cité oblique est un hommage à l’œuvre de Lovecraft et à son impact non négligeable sur la littérature fantastique et d’horreur, elle réussit pourtant à contourner tout ce que cet héritage a de problématique (le racisme de Lovecraft étant de notoriété publique). Derrière le mythe de Cthulhu du 20e siècle se cache une peur indicible de l’altérité et du métissage. Au contraire, Elkanah, créature inventée par les artistes pour le récit, inspire autant crainte que désir. Ode à l’ambiguïté et à la métamorphose, elle est la métaphore d’une Histoire tentaculaire, faite d’alliances improbables et d’unions sublimement monstrueuses. Endormie dans sa cité engloutie dans les tréfonds du Saint-Laurent, Elkanah nous invite à embrasser notre héritage « fr’lyehien », étrange et immortel.

« N’est pas mort ce qui à jamais dort dans l’éternel. »

Anaïs PAQUIN

Bienvenue Alyson, de J.D. Kurtness (SF)

J.D. Kurtness

Bienvenue, Alyson

Wendake, Hannenorak (Solstice), 2022, 44 p.

Alma, Saguenay. Francine Hamel, quinquagénaire, semble s’être volatilisée. Deux semaines après sa disparition, une battue est organisée et on retrouve son corps dans une clairière au milieu des bois. Bizarrement, son cadavre est intact : il ne présente aucun signe de décomposition et n’a pas été dévoré par les charognards. Un doux parfum se dégagerait même de la charogne – pour certains, « un arôme de citron », pour d’autres de « fraîcheur des froides journées d’hiver. » À cette première mort suspecte suivent d’autres évènements étranges : l’enquêteur responsable du dossier de Francine développe une obsession pour les champignons qu’il a découverts sur la scène de crime, des gens, toujours plus nombreux, s’enfoncent dans les bois d’Alma avant d’être retrouvés décédés, le « visage stupéfié de plaisir » tandis que toute personne qui visite le Saguenay devient animée par « le désir de faire le bien et de communier avec la nature. »

C’est une douce et ironique fin du monde que nous offre J.D. Kurtness avec Bienvenue, Alyson. Comme dans son superbe roman Aquariums, l’autrice ilnue emprunte dans cette nouvelle le genre apocalyptique pour mieux le déconstruire. On retrouve dans le texte beaucoup de tropes du récit de catastrophe : un cataclysme impossible à endiguer, des morts par millions, des interventions policières aussi invasives qu’inutiles et, à terme, la destruction de l’humanité telle qu’on la connaît. Tout le pouvoir de retournement de Kurtness est de dissocier l’apocalypse de la dystopie. Aucune larme, aucun drame dans Bienvenue, Alyson. Nul ne s’apitoie sur son sort et seule une minorité résiste réellement contre l’emprise du champignon qui répand ses spores et souhaite que le monde reste le même qu’avant. Devant la mort à venir, la majorité « [pleurent] de joie et [hurlent] que la beauté [est] partout avant d’arracher leurs vêtements et de se rouler sur le sol, extatiques ». Qui aurait pu croire qu’il était possible de faire rimer apocalypse avec utopie ? Avec un humour grinçant et dans un livre de moins de cinquante pages, J.D. Kurtness le réussit avec éclat.

Finalement, Bienvenue, Alyson est une œuvre qui nous invite à repenser l’importance de l’humanité sur la Terre, à nous « désanthropocentrer ». Dans la lignée de textes comme La cité des saints et des fous de Jeff Vandermeer, Kurtness nous laisse à la fin de sa nouvelle sur la réflexion suivante : et si les champignons communiquaient, avaient des buts, voire des projets pour nous, humains, qui nous croyons pourtant l’espèce la plus évoluée sur Terre ? On se retrouve soudain obligé de regarder le monde qui nous entoure avec d’autres yeux, à percevoir dans le reste du vivant – qu’il s’agisse des animaux, des plantes ou des mycètes – des interlocuteur.ices potentiel.les, des acteur.ices dans l’histoire de l’univers. Là se trouve le futur que Kurtness nous invite à imaginer, un futur qui suit non pas la fin du monde, mais la fin d’un monde. Un avenir où, enfin, « [nous] serons le sol, les plantes et toutes les délicates créatures qui foulent notre monde ».

Anaïs PAQUIN

Résonances, de Patrick Senécal (Fa)

Patrick Senécal

Résonances

Lévis, Alire (GF 105), 2022, 340 p.

Depuis 1998, Patrick Senécal publie presque chaque année un nouveau roman aux éditions Alire (en plus de ses autres projets, autant littéraires que télévisuels ou cinématographiques). Qu’elles soient fantastiques ou non, ses œuvres sont habituellement très noires et, surtout, diablement efficaces. C’est sa plume affûtée et sa capacité à créer des émotions troubles chez ses lecteurs qui en font une des figures de proue du thriller québécois.

Cet automne, il a lancé Résonances, une histoire un peu différente de ce qu’il nous a offert jusqu’à maintenant. S’il y a des scènes plus graphiques à l’occasion, on est plutôt dans une ambiance bizarre et décalée que dans l’horreur.

Tout commence lorsque l’auteur Théodore Moisan passe une IRM. Non seulement l’expérience est-elle angoissante, mais il en ressort avec des pertes de mémoire de plus en plus importantes. Au même moment, il découvre des comportements étranges chez les gens autour de lui (puis dans la population en général). Comme si tous souhaitaient aller au bout de leurs pulsions (cela dit, celles-ci ne sont pas toujours négatives). Puis, certains événements commencent à se répéter. L’auteur doute alors de sa santé mentale. Est-ce lui qui a changé ou le monde est-il en train de se dérégler ?

Senécal a un don pour capter l’intérêt du lecteur. Son style efficace est bien servi par une narration à la première personne. On s’attache au pas de Théodore dès les premiers mots. On ne se retrouve pas tout de suite dans les grands bouleversements. L’étrangeté s’installe par petite couche : le regard détaché de sa femme, les commentaires des gens à qui il parle qui sont souvent un peu décalés et, surtout, la présence du mystérieux Paden, tour à tour policier, éditeur et libraire. Le point de vue du personnage est bien établi et on se glisse très facilement dans sa peau.

Le lecteur est sans cesse déstabilisé dans les premiers chapitres. En entrevue l’auteur disait vouloir dérouter, comme peut le faire David Lynch au cinéma. Eh bien, c’est réussi. On pourrait également penser au film Le Jour de la marmotte d’Harold Rami (dans une version nettement plus sombre).

C’est assurément le livre le plus méta de Senécal. Au-delà d’un roman fantastique, Résonances est une réflexion sur la création. Ce thème est porté par le personnage principal (lui-même écrivain), mais aussi par le récit lui-même. Un autre questionnement abordé de front par Senécal est le clivage des opinions. Menés par leurs pulsions, les individus se radicalisent, ce qui amène des débats qui rappellent drôlement ceux que l’on voit sur Facebook, entre autres entre la jeune génération et ses aînés.

Malgré tout, je n’ai pas été pleinement satisfait. Pourquoi ? Parce que c’est une œuvre un peu trop sage. Entendons-nous, c’est agréable, c’est raconté avec talent, il y a plusieurs scènes fortes et la critique sociale est fort pertinente. Toutefois, j’aurais aimé retrouver la folie et l’humour décalé d’Aliss et de la série Malphas.

De plus, l’histoire fait un peu du surplace vers le milieu du livre, quand les répétitions commencent à s’accumuler et que le lecteur (du moins celui-ci) comprend ce qui se passe, bien avant Théodore Moisan. Enfin, le désavantage de ce type de récit au deuxième degré est qu’on peine à se préoccuper du sort des personnages secondaires qui manquent de substance (même si cela s’explique dans la logique interne).

Dans l’œuvre de Senécal, Résonances se rapproche plus de Quinze minutes (publié dans la série L’Orphéon) que de ses thrillers. L’amateur d’horreur risque de rester sur sa faim. Cela dit, ceux qui s’intéressent à l’écriture y trouveront matière à méditer.

Pierre-Luc LAFRANCE

Chroniques de l’abîme et autres récits des profondeurs (Fa)

Charles Beauchesne, Pierre Bunk et Simon Predj

Chroniques de l’abîme et autres récits des profondeurs

Montréal, Les éditions de L’Homme, 2022, 272 p.

Simon Predj et Charles Beauchesne sont deux noms associés au mystère et à l’insolite. Le premier réalise le balado Ars Morienti qui se penche sur les meurtres les plus insolites de l’histoire. Il en a d’ailleurs tiré un livre, La Mort en héritage, où il revisite 14 choquantes histoires de meurtres familiaux. De plus, il anime L’Aftershow de Predj sur la chaîne Frisson TV. Son comparse est le créateur du balado Les Pires moments de l’histoire en plus d’être humoriste. Ils joignent ici leurs efforts pour créer une première œuvre de fiction.

Chroniques de l’abîme est un drôle de bouquin. À proprement parler, il s’agit d’un recueil de cinq nouvelles sur le thème de l’abîme. On se rend tour à tour au Québec (dans la ville minière maintenant abandonnée de Gagnon), en Écosse, en Allemagne, à Chicago et en Russie. On navigue d’une époque à l’autre. Chaque fois, des humains découvrent dans les profondeurs des forces qui les dépassent. On plonge à pied joint dans l’horreur cosmique que chérissait Lovecraft.

Ce qui donne un caractère unique à cet ouvrage, c’est qu’on part de faits réels pour créer de la fiction, et que la frontière entre réalité historique et création baigne souvent dans le flou. Pour renforcer ce caractère déstabilisant, de nombreuses capsules documentaires sur des sujets connexes viennent ponctuer les récits : on y traite du docteur Mengele, de la fosse des Mariannes, du magicien John Dee, de la bête du Gévaudan, du labyrinthe du roi Minos, de zombies et bien plus. L’effet en est fascinant.

Une autre grande force du bouquin est sa facture graphique. Les deux auteurs se sont associés à l’illustrateur et bédéiste Pierre Bunk. Ce dernier joue un important rôle dans le succès du recueil en intégrant des illustrations évocatrices à des moments clés. De plus, les transitions entre les récits prennent la forme de bandes dessinées qui ajoutent une couche de mystère à l’ensemble. Bref, un livre beau et intéressant.

Par contre, il a aussi les défauts de ses qualités. Le projet a amené les auteurs à adopter un ton près du reportage même dans le corps des cinq nouvelles principales. Il en résulte un certain manque de profondeur dans le développement des personnages, particulièrement dans les premières histoires. Par exemple, dans « La Mine », qui se déroule à Gagnon, on change régulièrement de point de vue, avec pour conséquence que le lecteur ne peut s’identifier aux personnages et qu’on ne plonge jamais vraiment dans l’émotion. Dans les textes suivants, le point de vue est moins éparpillé, mais on demeure quand même en surface pour ce qui est des émotions. Dommage, car cela empêche de vivre pleinement l’horreur de chaque situation. L’exception est « Les Diablotins du col », le dernier texte du recueil. Ce n’est donc pas un hasard si, à mon sens, c’est la nouvelle la plus aboutie du lot.

La présence des capsules documentaires est à la fois une force et une faiblesse. Puisque ces encarts sont insérés dans le récit, ils coupent la lecture et brisent l’immersion par moments. J’aurais préféré que ces capsules soient intercalées entre les nouvelles.

Cela dit, j’ai beaucoup aimé l’expérience proposée par les auteurs malgré les quelques irritants mentionnés ci-haut.

Pierre-Luc LAFRANCE

Paul Serge Forest, Tout est ori (SF)

Paul Serge Forest

Tout est ori

Montréal, VLB, 2021, 454 p.

Avec Tout est ori, son premier roman, Paul Serge Forest a gagné le Prix Robert-Cliche 2021 à l’unanimité du jury. Je n’ai aucune peine à comprendre pourquoi les juges ont jeté leur dévolu sur Tout est ori. J’ai été conquis par ce texte, malgré les attentes obligatoires qu’implique un roman primé.

Fait particulier, c’est un roman qui s’inscrit dans le mouvement du réalisme magique, genre assez peu exploré au Québec. C’est aussi une chronique familiale, une déclaration d’amour à la Côte-Nord et une œuvre d’inspiration japonaise… J’ignore si c’est dû au hasard de mes lectures, mais je me rends compte que la culture japonaise a inspiré plusieurs auteurs québécois dans la dernière année.

La famille Lelarge contrôle le marché des fruits de mer sur la Côte-Nord. Sous l’influence du patriarche Rogatien, l’entreprise a connu une forte croissance. Tout semble donc aller pour le mieux… À la mort de Rogatien, l’entreprise revient à ses trois enfants : le (trop) sérieux Robert, le toxicomane Réginald (que tout le monde appelle Saturne) et la mystique Suzanne. Le rôle de dirigeant échoit à Robert, le père de Laurie.

Il développe un partenariat avec une entreprise japonaise pour gagner de nouvelles parts de marché à l’échelle mondiale. Lors d’un voyage au Japon pour compléter l’entente, il vit un événement extraordinaire : alors qu’il est avec son frère dans un salon de massage érotique, l’une des hôtesses disparaît d’une étrange façon. Après ce voyage, un visiteur mystérieux arrive à Baie-Trinité : Mori Ishikawa, un Japonais. Robert se méfie de lui : il le soupçonne d’être envoyé pour le surveiller par le conglomérat japonais avec qui il traite… ou d’enquêter sur la disparition de l’hôtesse.

Puis, les affaires se gâtent pour l’entreprise familiale. Tout d’abord lorsque Saturne lance un restaurant gastronomique à Baie-Trinité. Pendant l’inauguration, la haute société québécoise est sur place et tous souffrent d’un empoisonnement alimentaire. Frédéric Goyette, de l’Agence canadienne d’inspection des aliments, enquête sur ce cas. La situation est tendue, car une vieille rivalité existe entre lui et Robert Lelarge. Bien vite, l’inspecteur soupçonne Ishikawa d’être derrière cela. La situation est d’autant plus inexplicable qu’un employé de l’usine de fruits de mer disparaît dans des circonstances qui rappellent les événements du Japon. Quant à Ishikawa, il développe une relation ambiguë avec la jeune Laurie – ce qui déplaît terriblement à Robert – et l’initie peu à peu à la culture japonaise et, surtout, à son grand projet, l’ori… dont on ne peut rien révéler ici, car c’est le cœur du récit.

Tout est ori est un roman à la fois facile et difficile à résumer. D’un côté il s’y passe somme toute assez peu de choses si on parle d’action pure et en même temps, l’histoire est touffue, pleine de non-dits et riche en personnages secondaires.

L’auteur parvient à créer non pas une famille ou une entreprise, mais bien une ville, un petit univers en soi. À Baie-Trinité, tout le monde travaille pour la famille Lelarge directement ou indirectement. L’auteur prend le temps de bien placer son récit, d’intégrer les motivations de chacun, d’en faire des sous-intrigues, de les imbriquer dans des plans globaux. On a donc pour finir un récit faussement simple. D’où la difficulté d’en parler.

L’histoire est bien servie par une écriture fluide chargée de plusieurs images fortes. Il y a quelques maladresses ici et là, quelques tics d’écriture (comme cette propension à intégrer les réactions dans les dialogues du genre « Il fallait s’y attendre, a-t-elle souri jaune », ce qui devient agaçant à la longue à cause de sa surutilisation). Par contre, c’est une œuvre bien, même très bien, maîtrisée. Ce qui est encore plus impressionnant pour un premier roman.

L’intrigue est dévoilée par petites couches, non pas de façon linéaire, mais bien sous la forme de vagues. Et la grande force de l’auteur, c’est de savoir raconter l’anecdote. Plusieurs passages sont plus informatifs, comme les courts chapitres expliquant les différents éléments de l’économie des fruits de mer et la vie de ceux qui en vivent. On peut aisément se casser les dents à donner de l’information, aux dépens du récit, en brisant le rythme de l’histoire pour caser des éléments qui n’intéressent pas forcément le lecteur. Ici, Paul Serge Forest y parvient en captivant le lecteur, car il donne vie à ces explications.

La finale est mon seul regret. Alors que l’auteur fait progresser son histoire lentement pendant tout le livre, créant un rythme envoûtant, il y a une rupture de ton avec la finale trop rapide qui ne permet pas de saisir tous les enjeux.

Malgré tout, on referme le livre avec l’impression de sortir d’une expérience unique. Et ça ne m’arrive pas souvent d’éprouver ce sentiment quand je termine un roman. Je me suis même surpris à imaginer cet ori qui… vous verrez bien ce que c’est en lisant le roman…

Pierre-Luc LAFRANCE