Christian Quesnel et Ariane Gélinas, La Cité oblique (Fa)

Christian Quesnel et Ariane Gélinas

La Cité oblique

Québec, Alto, 2022, 168 p.

1930. Un visiteur sillonne en silence les rues de Québec, carnet à la main. Le visage pâle et sévère, vêtu d’un costar noir, il n’attire aucune attention. Pourtant, cet homme dissimule un univers sombre et suintant, peuplé de chimères et de dieux visqueux. Ce visiteur, c’est Howard Phillips Lovecraft, auteur controversé et père de Cthulhu, un des plus terrifiants mythes de la littérature fantastique.

Dans leur magnifique roman graphique La Cité oblique, Ariane Gélinas et Christian Quesnel réinvestissent les séjours de Lovecraft dans la ville de Québec pour nous livrer une histoire complètement hallucinée de la Nouvelle-France. On y suit les déambulations de l’écrivain dans les « territoires cauchemardesques de la ville de Québeck », aux eaux hantées par Elkanah et ses semblables, des entités terribles et antédiluviennes. Dans cette genèse de la « Nouvelle-Fr’lyeh », Lovecraft nous raconte notamment la lente métamorphose de Chantplain en être tentaculaire, les sacrifices sanglants des prêtres à Ceux-qui-sommeillent ou encore une Bataille des plaines d’Abraham marquée par l’émergence d’Elkanah sur la terre ferme après des millénaires d’observation aquatique.

Si le pari de La Cité oblique était peut-être fou — faire le récit de la colonisation de la Nouvelle-France en empruntant le point de vue lovecraftien —, il faut dire que les deux artistes le réussissent avec brio. J’ai été littéralement happée par chacune des planches de l’œuvre, véritables chefs-d’œuvre de détails horrifiques. Sous les pinceaux de Quesnel surgissent des images dont il m’a été impossible de détourner les yeux : croix sanglantes serties de tentacules, Christ à tête de caribou, amours et batailles céphalopodes. Les textes d’Ariane Gélinas qui les accompagnent en exacerbent l’aspect inquiétant et douloureusement fascinant, de manière si habile que j’ai presque cru que Lovecraft était revenu d’outre-tombe pour prendre la plume. À travers chacun de ses extraits, l’écrivaine fait jaillir l’éclat terrifiant du style lovecraftien et anime les dessins d’une poésie macabre. Enfant hybride de deux immenses talents, le roman graphique se révèle ainsi une porte d’entrée vers un passé impossible, un Québek magnifié : j’ai souhaité d’un même élan l’habiter et m’en échapper, les jambes à mon cou. De terreur que mon séjour dans la cité oblique ne soit le dernier et que je ne sois condamnée à « vivre à jamais parmi les récifs ».

Un dernier point qu’il me semble essentiel de soulever : si La Cité oblique est un hommage à l’œuvre de Lovecraft et à son impact non négligeable sur la littérature fantastique et d’horreur, elle réussit pourtant à contourner tout ce que cet héritage a de problématique (le racisme de Lovecraft étant de notoriété publique). Derrière le mythe de Cthulhu du 20e siècle se cache une peur indicible de l’altérité et du métissage. Au contraire, Elkanah, créature inventée par les artistes pour le récit, inspire autant crainte que désir. Ode à l’ambiguïté et à la métamorphose, elle est la métaphore d’une Histoire tentaculaire, faite d’alliances improbables et d’unions sublimement monstrueuses. Endormie dans sa cité engloutie dans les tréfonds du Saint-Laurent, Elkanah nous invite à embrasser notre héritage « fr’lyehien », étrange et immortel.

« N’est pas mort ce qui à jamais dort dans l’éternel. »

Anaïs PAQUIN

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