Drew Hayden Taylor, Nous voulons voir votre chef! (SF)

Drew Hayden Taylor

Nous voulons voir votre chef !

Alire, Lévis (GF 109), 2022, 284 p.

Trad. de l’anglais par Sylvie Bérard et Suzanne Grenier

La science-fiction a longtemps été l’apanage de l’Occidental, dans ses déclinaisons européenne et nord-américaine (avec un petit tour par l’Australie), le vecteur et statistiquement le principal bénéficiaire de l’idée de progrès. Puis d’autres voix ont commencé à s’élever pour réclamer à leur tour le droit d’imaginer de meilleurs possibles pour leurs propriétaires – les femmes, puis les « invisibles » minorités LGBTQ. Aujourd’hui c’est au tour des voix africaines et asiatiques de se faire entendre, moins pour défendre et illustrer l’idée occidentale de progrès que pour construire d’autres perspectives sur l’avenir avec d’autres points de vue, un autre imaginaire, et, par ce détour, comme toute bonne science-fiction, pour questionner un présent nourri d’un tout autre passé que celui des explorateurs, exploiteurs et autres colonisateurs passés et présents. Il reste une ultime frontière, peut-être plus difficile à atteindre et à franchir parce que c’est celle des explorés, exploités et colonisés : les indigènes, aborigènes et autres autochtones dont les identités singulières ont été effacées par ces termes dans le même mouvement qui les dépossédait de leurs cultures, et parfois, pour de vastes pans de leurs populations, de leur existence même. Ce sujet ne semblera peut-être pas immédiatement pertinent pour un lectorat européen, sauf peut-être en Espagne et au Portugal qui ont sévi surtout en Amérique du Sud, le reste de l’Europe ayant réservé sa construction d’empire au continent africain et, avec moins de succès, asiatique (on s’y heurtait à des empires autrement plus anciens…). Mais il est extrêmement d’actualité aujourd’hui en Nord-Amérique – États-Unis et Canada et, pour les francophones, au Québec. Un intérêt marqué pour les cultures autochtones semble commencer à s’y faire jour, et il faut espérer qu’il ne s’agit pas d’une simple crise d’exotisme. De nombreux ouvrages ont été publiés depuis quelques années, essais et fictions, mais le domaine de la SF semble moins exploré (on peut néanmoins citer le collectif Wapke, « demain » en langue atikamekw, sous la direction de Michel Jean, chez Stanké). Le passé pèse très lourd dans l’imaginaire des opprimés et, comme le remarque Drew Hayden Taylor dans l’avant-propos à son recueil, la littérature autochtone semble trop se limiter « aux problèmes sociaux négatifs et aux récits de victimes » – tout comme les littératures féministes ou LGBTQ se sont longtemps concentrées sur deux registres, la colère et la souffrance. C’est très légitime, dit-il, mais pourquoi ne pas aussi élargir l’horizon ? D. H. Taylor (un Ojibway de l’Ontario, écrivain à plusieurs facettes – essayiste, dramaturge, romancier), propose donc autre chose : un « futurisme autochtone », pour imiter l’expression « afro-futurisme ».

Les neuf nouvelles présentées ici sont donc résolument de la science-fiction, une SF très classique dans ses thèmes, mais toujours avec le biais supplémentaire d’être filtrées à travers le point de vue de personnages autochtones bien ancrés dans leur réalité – réserves, territoires, situation sociale et politique, Histoire, références à la culture, etc. Par exemple, dans la nouvelle qui ouvre le recueil, l’humanité est plus ou moins détruite par des extraterrestres paranoïaques prévenus de son dangereux développement technoscientifique via les ondes de nos radios voyageant dans l’espace depuis plus d’un siècle – mais il s’agit ici d’une radio implantée avec obstination dans une réserve par ses occupants et de la transmission spécifique d’un ancien chant autochtone, perdu et retrouvé ; et le titre de la nouvelle, « Une apocalypse culturellement inappropriée », indique bien dans quel registre va se situer la lecture de tout le recueil : on rit, mais les dents ne sont jamais loin. Est-il nécessaire de préciser que pour des non-autochtones, le rire est celui du mordu et non du mordant ? Non sans de subtils retournements, du reste, car D. H. T. porte aussi un regard critique sur ses congénères – le recueil ne se veut résolument pas « politiquement correct ». Ainsi, dans la nouvelle éponyme qui clôt le recueil, « Nous voulons voir votre chef », ce sont trois autochtones grands buveurs de bière qui assistent à l’arrivée d’extraterrestres à tentacules dans leur réserve et sont ensuite portés volontaires comme représentants de la Terre par le chef du conseil de bande, politique prudent qui veut protéger ses arrières. Entre ces deux sujets classiques se déploient d’autres thèmes familiers : émergence de la conscience chez une IA d’abord ravie d’apprendre que dans d’autres cultures que l’occidentale tout a une âme, mais cruellement déçue ensuite par l’Histoire de l’humanité (« Je suis… Suis-je… ») ; un astronaute anishinabe apprend inopinément la mort de son grand-père mais peut le pleurer de la bonne manière, à des « millions de millions de kilomètres », parce qu’il a emporté le tambour fabriqué par celui-ci et peut en jouer (« Perdu dans l’espace »). Dans « Des rêves de catastrophe », les capteurs de rêve – ces objets traditionnels devenus le summum de la pacotille touristique… –, trafiqués par le Gouvernement, servent à rendre les autochtones mollement pacifiques, à leur insu. « Monsieur Machin-truc » explore de nouveau le motif de « tout est vivant », avec des jouets qui viennent (sévèrement) empêcher un ado de se suicider – le thème est sombre en soi, mais pour les autochtones, il l’est doublement : le suicide est endémique dans les réserves. « La Voie des Pétroglyphes » a pour toile de fond l’alcool, la drogue et la petite criminalité endémiques aussi chez les jeunes autochtones, mais le motif principal allie la culture ancienne (les pétroglyphes) et le voyage dans le temps, avec un twist final particulièrement noir. « Les étoiles » rassemble trois jeunes séparés par le temps et l’espace (le passé encore intact, une réserve d’aujourd’hui, une colonie spatiale) et qui contemplent chacun à sa façon l’immensité du ciel nocturne. « Superdéçu » met en scène un superhéros ojibway – et j’en dirai seulement qu’elle me semble résumer de manière particulièrement pointue toute la situation des autochtones.

En conclusion, un recueil à la lecture plaisante dans sa narration au ton familier mais très traditionnelle – au sens occidental du terme, littérairement, ce qui m’a fait buter sur certains choix de temps de verbes (des passés composés là où l’on attendrait des passés simples pour traduire le prétérit anglais, sauf dans les textes narrés au JE). Une lecture souvent amusante, touchante aussi… et avec toutes ces petites aspérités de différence qui retiennent et modifient le regard, surtout pour des non-autochtones (essentiellement vous et moi, n’est-ce pas ?). Et il faut saluer la préface des deux traductrices, Sylvie Bérard et Suzanne Grenier, qui trace un portrait nécessaire de la présente situation littéraire des fictions autochtones, tout en expliquant bien par ailleurs les problèmes qui peuvent se présenter lorsqu’on aborde la traduction de ces textes, en ce qui concerne l’exactitude et le respect, aussi bien au plan du vocabulaire que des données culturelles.

Élisabeth VONARBURG

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