Stanley Péan, La Nuit démasque (Fa)

Stanley Péan

La Nuit démasque

Montréal, Planète rebelle, 2000, 138 p.

Ce recueil de textes essentiellement parus en revues dans les années 90 et révisés pour l’occasion est peut-être plus représentatif des multiples registres de l’auteur que ses romans pour adultes (ou pour jeunes). Treize nouvelles – on n’est pas superstitieux, ça porte malheur – avec en intro, pour donner le la, un texte qui a été lu à Radio-Canada : « Blues en rouge sur blanc » allie en arrière-plan les deux amours de l’auteur : le jazz et la littérature – ou presque. La narratrice, une « négresse » (je cite), cruise dans une réception littéraire bien-de-Québec un critique craint et haï, DeGrandmaison (le trompettiste D’ArqueAngel, un personnage récurrent de Péan, fournit la musique de fond). Elle s’en va dans un restaurant avec sa conquête, puis chez elle – ou du moins le croit-il : c’est l’appartement de l’odieuse Claudette Sexton qu’on a rencontrée à la réception dans ses vêtements voyants, « atrabilaire chroniqueuse-à-tout-faire-de-l’hebdo culturel de la capitale ». Elle va connaître un triste sort bien mérité et DeGrand­maison va recevoir ensuite son juste châtiment pour avoir poussé au suicide une amie chère de la narratrice.

On retrouve ici le mordant de Péan chroniqueur littéraire lui-même, et le regard acide qu’il jette sur le milieu artistique québécois ; mais au-delà du jeu de têtes et du texte-à-clés, c’est surtout sa veine noire (celle où, justement, l’on mord) : cruauté, souffrance, vengeance et, fil sous-jacent à plusieurs textes, la question raciale qui affleure toujours. Le ton est donné : ce seront des textes d’horreur à hérisser le poil, et, pour une horreur d’un registre un peu plus métaphysique, des textes fantastiques.

C’est le cas des deux textes suivants. « Au nom des enfants encore à naître », est une sombre histoire (nuit oblige) d’embryons avortés par un docteur pourtant secourable et qui viennent exiger leur livre de chair alors que le narrateur et sa compagne d’alors le rencontrent errant au bord du fleuve. « Ce n’est pas juste, proteste le docteur – Oui, mais c’est la justice » rétorque la fillette-fantôme venue le chercher. Toute l’horreur est là, bien entendu. Le texte suivant, « Caméléon », le plus bref du recueil (une page et demie) est pour moi le plus fort : tout en suggestion, en demi-teintes, sans effets spéciaux et sans gras. Quelle est cette créature, cet homme, qui satisfait les besoins de ces femmes sans laisser pourtant dans leur mémoire autre chose que des « souvenirs éventés » puisqu’elles ne le reconnaissent jamais, s’il leur évoque toujours quelqu’un ? Tout se joue entre le titre et le texte – et les rêveries du lecteur.

« Monsieur Toulemonde » renoue avec l’horreur, mais avec une possibilité fantastique. Cet homme ordinaire, raciste, macho, homophobe et violent, qui revient chez lui dans sa vieille camionnette en fulminant tout du long contre tout, qui entre et s’installe comme chez lui dans une maison qui n’est pas la sienne pour en massacrer finalement la propriétaire, est-ce un tueur en série fou ? Ou le fantôme assassin du Nord-Américain moyen, bras aveugle d’une justice injuste, qui inflige à ses semblables cette terreur domestique qu’ils infligent à tous les Autres pour leur couleur, leur genre ou leur orientation sexuelle ?

Encore un meurtrier sadique dans « À qui sait attendre », mais une meurtrière, pour faire changement : ce n’est pas la petite amie de son ancienne flamme qui vient chercher la protagoniste au bout de son long voyage vers la campagne et son passé… Que Pascale, la protagoniste, soit une non-blanche une fois de plus, ne semble d’abord pas intervenir dans le texte, sinon via un commentaire sur le degré « d’haïtianophilie » du chauffeur, et les craintes de Pascale devant la gang d’adolescents à croix gammées qui traînent au terminus où elle arrive. Ce n’est pas d’eux que la mort viendra, pourtant mais d’une superbe blanche qui dit se nommer Julie et dont Pascale croit qu’elle est l’amie d’Hervé. Mais le texte ne nous dira jamais de qui il s’agit, et la mort de Pascale, à première vue, est tout arbitraire.

C’est ici que je verrais quant à moi se pointer ce que je tends à considérer comme une faiblesse dans trop de textes d’horreur : leur gratuité. Que la justice n’existe pas et que la catastrophe de la mort (violente) puisse frapper arbitrairement n’importe qui, y compris des innocents, c’est un motif classique d’horreur. Le répéter avec autant d’insistance et si peu de négociation d’un texte à l’autre, si peu de variantes, cela me paraît une faiblesse. L’effet, répété, s’émousse. Ou bien devrait-on plutôt considérer comme une juste rétribution l’assassinat de Pascale par… on ne sait qui, ou une créature, qui aurait peut-être possédé Hervé – on fait grand cas de son changement de ton à l’égard de Pascale, au téléphone ; ce n’est pas clair, et dans ce cas le texte retournerait au fantastique, mais trop au troisième degré pour que cela ne lui nuise pas. Pascale est repartie en Haïti, elle a cessé d’écrire à Hervé… Mais si sa mort n’est pas arbitraire, si elle est punie, de quoi exactement ? Sûrement pas d’avoir simplement rompu avec Hervé ? On aurait aimé à la fois plus de repères dans le texte et moins de gros traits (Pascale évoque un détail d’une histoire fantastique qui pourrait justement être ce qui lui arrive, fausse piste qui contribue à rendre le texte flou).

Dans « Revoir Limoilou », l’intention est claire : crime et châtiment, ce dernier faisant écho au crime. Le protagoniste, homme mûr souffrant de ras-le-bol familial et rêvant des « beaux jours » de l’adolescence, retourne lui aussi dans son passé (motif récurrent) : Limoilou, la gang des copains, et Jo, la fille chez qui et avec qui il espère coucher. Déception : elle est enlaidie, et mère. Il s’enfuit, retourne aux lieux de l’ancienne gang. Croit les retrouver, mais c’en est une autre, d’autres jeunes pour qui il n’est qu’un vieux clochard cinglé, et qui vont le massacrer – comme ils l’ont fait eux-mêmes, lui et sa gang, au temps du « bon temps »…

Dans « Le danger croît avec l’usage », le monsieur bien, apostrophé par la narratrice d’abord cachée, ce monsieur qui boit trop et fume trop pour son bien, et qui vient de s’installer dans ce bar qu’il reconnaît, c’est un ex-jeune paumé qui s’est rangé, déguisé. Après une amorce de bagarre avec son ennemi d’antan, le Gros Gendron, la narratrice l’aborde, sous l’aspect d’une très jeune punk pour lui demander « une clope » avant de l’entraîner chez elle. Elle lui offre alors de tuer la personne de son choix, sans que nul puisse penser à une mort non naturelle. Dessaoulé, effrayé, il s’enfuit. De retour au bar le lendemain, résolu à tout oublier de cet épisode et de son passé, il la retrouve en compagnon du Gros Gendron. Et le texte bascule dans le fantastique en même temps que le protagoniste dans la mort, tandis que la narratrice écrase ironiquement sa cigarette. On retrouve ici la verve mordante de « Blues… » et le motif du retour mortel vers le passé – et on se rappelle alors que dans « À qui sait attendre », la protagoniste avait quitté son amant pour retourner en Haïti. Serait-ce alors de quoi elle a été punie, ou bien est-ce d’être revenue ?

« Brasiers » est sans doute le texte le plus noir du recueil : un montage alterné nous fait assister aux méditations moroses et violentes de Réginald Barré (un nom symbolique…), une autre sorte de Monsieur Toulemonde, intellectuel moyen, québécois, prof de cégep et « Québec-aux-Québécois », lors d’une pendaison de crémaillère dans sa belle maison neuve, et d’autre part à l’assassinat collectif (encore) d’un clochard, un « sale nègre », par une bande de jeunes, parmi lesquels – on l’apprend à la toute fin – son fils, Georges. Le père ne sait absolument rien des activités du fils, dans lesquelles, pourtant, il a tout à voir. L’entretien du racisme ordinaire, d’une génération à l’autre. L’effet de cette simple mise en parallèle sans effets de manches, avec des réflexions que nous avons tous entendues des centaines de fois – quand nous n’en avons pas fait certaines nous-mêmes –, encadré comme il l’est par le brasier du barbecue bourgeois et le clochard brûlé vif par les jeunes, est glaçant.

La nouvelle éponyme et son jeu de mots, « La Nuit démasque », est à première vue un petit texte de circonstance, portant sur l’Halloween : Stella, une « petite mulâtresse », et son amant (sans nom, mais originaire d’Haïti, si on déchiffre bien le texte) sont ensemble depuis un an et la première nuit d’Halloween où ils se sont rencontrés. Il n’aime pas tellement l’Halloween, ayant vécu assez de terreurs réelles dans son pays, dit-il. Des petits démons viennent frapper à leur porte, remarquablement bien déguisés. « Elle commet l’erreur de les inviter à entrer » – oui, la phrase est en italiques dans le texte, double maladresse qui souligne en gros traits un cliché fantastique dont on se serait passé. Ce sont bien entendu de véritables démons. Rien que de très banal jusque-là, mais ce qui rachète ce texte, c’est la finale : ces démons sont venus chercher l’amant. Il est minuit, temps de laisser tomber les masques : c’était un démon lui aussi, qui s’enfuit avec les autres en laissant sa peau vide au pied de Stella. Ici, le châtiment, c’est la persistance du passé, et l’impossibilité du mensonge. Le motif se précise.

On ne peut pas être et avoir été, c’est ce qui semble se dégager de presque tous les textes. Dans « Remonter le fleuve », Anthony Salomon revient à Québec et y rend visite à une ancienne flamme – la rencontre a bien lieu, cette fois, mais Anthony souffre d’un mal incurable. Au réveil, il se rend au fleuve, se déshabille et se jette dans « les eaux noires », pour entreprendre « sa remontée du fleuve ». C’est une belle nouvelle, économe et élégiaque, mais j’ai commencé à regretter ici les évidences un peu trop voyantes de certains de ces textes – la correspondance-illustration des titres et des sujets, par exemple. D’autres lecteurs, confortés dans leur attente, y verront plutôt une habileté mais moi, j’aime les surprises. « Un lièvre dans un collet », la nouvelle suivante, souffre pour moi de la même faiblesse. Une autre histoire de re­venant : le narrateur, sorti de prison où il a été enfermé pour avoir attaqué sa mère accusée d’avoir poussé le père au tombeau, retourne dans une maison choisie au hasard, qui ressemble à la banalité de la sienne, s’y introduit par effraction et s’y pend dans la cave. La dernière phrase est l’écho exact du titre. Mais le propre d’une chute n’est-elle pas de surprendre ?

« La Fin d’une histoire d’amour » est plus surprenante, justement : ce revenant-ci, dans un écho à « Blues en rouge sur blanc », revient exercer une juste vengeance sur le propriétaire de bar qui a abusé sexuellement de la fille qu’il aimait, dans l’enfance de celle-ci, la mutilant psychologiquement à vie – et à mort. Après quoi, il se suicidera (peut-être) au volant de sa voiture. Le dialogue d’abord amical entre les deux hommes vire subtilement, puis bascule dans l’horreur (très graphique, trop pour moi : Péan a vu trop de mauvais films d’horreur). C’est d’ailleurs un des reproches généraux que je ferais à ces textes : on y trouve encore trop de références à des films ou à des icônes contemporaines, appels-raccourcis à la culture du lecteur qui risquent de se démoder très vite et que je vois surtout comme une démission devant l’écriture, dont les prestiges sont tout autres quand il s’agit de placer une ambiance ou un décor.

Le recueil se conclut très logiquement sur « Point de fuite ». La protagoniste, Cas­sandra, une autre transfuge haïtienne, a décidé d’échapper à son tiède petit monde montréalais et à sa compagne Faye (peut-être la Jamaïcaine lesbienne évoquée par Réginald Barré dans « Brasiers »). Destination : le bout du monde, i.e. l’Amérique, la vraie, celle de l’aventure. En commençant par Schenectady – une ville des plus mornes, mais Cassandra l’ignore, toute à sa fuite et à son désir de dépassement, d’extrême. Elle a une tendance sado-masochiste très marquée, si on en juge par ses fantasmes de pouvoir (sur Faye) et de domination (par un inconnu beau, brutal mais expert, sur une plage exotique). Dans le motel générique où elle s’est arrêtée, elle ne peut dormir, va au bar ; prise de nostalgie et de vague crainte, elle est prête à retourner chez elle quand elle est abordée par un homme qui lui parle en créole bien qu’il soit blanc. Elle l’emmène dans sa chambre, où il l’emporte au septième ciel. À sa question répétée, « Qui êtes-vous ? », il finit par répondre, sans remuer les lèvres, par des paroles énigmatiques mais menaçantes. Affolée, nue, elle saute dans sa voiture et s’enfuit sur la route de Schenectady. Dont tous les panneaux routiers lui annoncent désormais la proximité, « prochaine sortie à droite », sans qu’elle puisse jamais la trouver. Cassandra sait soudain où elle se trouve : « cet endroit […] c’est le bout du monde ». La fin de son monde. Elle est prisonnière à jamais. L’enfer, une fois de plus, c’est l’impossibilité du retour.

Ce qui structure ce recueil, plus que les genres explorés (où situer l’horreur par rapport au réalisme, par exemple, sinon dans ses marges – comme le fantastique ?), ce sont les motifs entrecroisés de la culpabilité et du châtiment, qu’il soit « juste » vengeance ou violence apparemment arbitraire, la colère, voire la rage, la haine – exposées avec la fausse froideur de « l’observation objective », (« Brasiers »), ou celle, plus directe, de l’ironie féroce (« Blues », « Monsieur Toulemonde », « Le Danger croît avec l’usage », « La Fin d’une histoire d’amour »). Que nombre des personnages de Péan soient des êtres flottant entre deux cultures, deux « races », indique un possible subtexte autobiographique, mais la portée des textes dépasse ce registre. Presque tous les personnages sont pris dans une contradiction invivable entre un présent insupportable, souvent mensonger (on y a perdu ce qu’on peut aimer, que ce soit l’autre ou soi-même) et un passé qu’on peut rejeter ou désirer mais auquel il est de toute façon impossible de revenir, en général sous peine de mort. N’est-ce pas notre sort à tous ? Ne sommes-nous pas chacun, dans notre vie, notre propre culture, et notre propre race – menacés par la culpabilité des trahisons et les désirs mortifères de châtiment ? C’est ce qui permet d’apprécier à sa juste valeur le rituel d’exorcisme que constitue peut-être cet ensemble de textes, malgré (ou à cause) de certaines redondances et facilités qu’on peut attribuer à une conception encore trop généreuse de « l’accessibilité littéraire ».

Élisabeth VONARBURG

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