Anton Risco, Hippogriffe (SF)

Anton Risco

Hippogriffe

Montréal, VLB, 1992, 320 p.

Publié chez un éditeur ayant déclaré officiellement « nous ne publions pas de SF », ce roman est traduit de l’espagnol, mais a été écrit au Québec en 1992 – il entre donc dans notre rubrique. Espagnol d’origine, l’auteur est spécialiste de littérature fantastique. Essayer de résumer ce roman. En tout cas, il se présente en deux volets. L’un se déroule dans un futur lointain, présenté par les temps du récit comme à la fois hypothétique (au conditionnel), certain (au futur), et par ailleurs également traité comme de la fiction « normale » (avec les séries passé simple/imparfait et présent/passé composé). Ce futur lointain est plus ou moins utopique. On y suit les aventures psychophysiques de Zor et de Tara, qui sont comme leurs noms ne l’indiquent pas des êtres asexués, ou androgynes, ce n’est pas clair. En tout cas, ils essaient de réinventer l’amour sous toutes ses formes, avec bien des problèmes. Dans le fond du décor manigance un nommé Zeo Kan et son acolyte Chun ; Zeo Kan est un savant renommé et ambitieux, qui a fait une découverte extraordinaire en ontophysicobiologie* (les mots renvoyant à des réalités futures ont des astérisques et sont expliqués à la fin du roman dans une sorte de lexique ; j’en reparlerai). Il s’agit de convertir le corps humain en énergie pure, ce qui pour une raison ou une autre menace le fondement même de l’univers. Les cobayes de Zeo Kan (à leur insu) sont entre autres Zor et Tara. Ils subissent diverses initiations, voyages fantasmatiques et autres changements baroques de décor (avec de fort belles descriptions jetées ici et là dans la mêlée), mais en fin de compte, l’univers futur se défait, c’est la Fin du Monde – un monde dont la réalité nous a cependant toujours été présentée comme flottante, entre autres par le jeu des temps de verbes. Le tout s’achève sur les mots « Hippogriffe violent ! » prononcés par Zeo Kan juste avant sa dissolution.

S’agit-il de science-fiction ? Eh bien, passée à la moulinette postmoderne, oui, si on veut : emprunts, citations, parodie, intertextes, collages, le tout entrecoupé de dialogues « en prise directe » un peu simplets d’allure (un mot, à la ligne, un mot, à la ligne), lesquels sont également agrémentés de « +++ » et de «…etc.» pour signifier que les communications interpersonnelles, dans ce futur, ne sont pas comme les nôtres et se passent « dans des registres ineffables ». On aura compris que j’ai du mal à voir l’intérêt de ce genre d’usage « postmoderniste » de la SF et sa portée dans le cas présent. « Effets baroques de surface », « clins d’œil », « déconstruction », certes, mais encore ? C’est d’autant plus agaçant que lorsque l’auteur se laisse aller à ce qu’il fait le mieux – en gros, le réalisme magique – il fait preuve d’une invention allègre et d’un lyrisme poétique du meilleur aloi.

Le second volet du roman feint d’être une histoire contemporaine (comme le premier feignait d’être de la SF). Carlos, écrivain, a l’idée d’un roman de SF ; son ami Juan se propose comme éditeur. Ils forment une association avec un sculpteur bizarre d’objets bizarres (très surréalistes), Gustavo. L’association ne tourne pas très bien, mais c’est un détail mineur : cette amorce d’intrigue est bientôt complètement débordée de toutes parts par les errances, transferts, et autres voyages temporels fantasmatiques de Carlos, avec retours en arrière dans son enfance, et séquences entières de vies possibles, ou de situations possibles pour Carlos, traitées au conditionnel (écho bien sûr de la première partie). Les rapports entre les deux parties restent cependant assez flous – certes, le roman imaginé (mais pas écrit) par Carlos évoque l’univers devenu fantôme de la première partie (qui se chercherait, plus qu’un auteur est-il dit, « une mère »). Et à la fin un geste paracabalistique de Juan irrité, accompagné du cri « Hippogriffe violent ! » provoque un accident d’autobus où Carlos trouve la mort – mais on ne le retrouve pas, évidemment, sur la liste des passagers : l’auteur du roman non écrit, personnage du roman que nous avons lu, s’est volatilisé, et ceux qui l’évoquent ne savent pas pourquoi ce nom leur est venu à l’esprit – et l’auteur de conclure : « Pas plus que ne sait F auteur pourquoi est venue chercher refuge en lui l’idée de ce curieux roman jamais écrit auquel il se décidera peut-être un jour à donner corps. Nous verrons bien… Pour le moment, le germe est là. Si le cœur vous en dit… »

Et il enchaîne sur ce qui feint d’être un lexique (toujours le jeu des apparences), où il explique les mots astérisqués, parfois brièvement, mais plus souvent en les commentant, et en en faisant le noyau de mini-développements, presque des fictions autonomes. Texte dans le texte, bégaiement infini des significations et du langage auto-multiplicateur, bref, on est toujours dans le postmoderne, mais cette lectrice, exaspérée par la lourdeur de la démonstration, se retrouve en fin de lecture avec un « Et alors ? » sans indulgence, malgré les éclairs de plaisirs de lecture grappillés ici et là comme malgré l’auteur. Je persiste et signe dans ma conviction, acquise fort tôt, et souvent renouvelée à l’occasion de lecture de ces livres présentés comme « aux marges du genre SF », que le corps principal (et pas du tout évanescent) de la SF ne peut vraiment s’incarner dans des fictions qui s’intéressent plus à la forme qu’à la substance. On peut dire que c’est sa faiblesse – il faut alors définir d’où l’on parle –, mais c’est aussi sa force – idem, mais cela nous entraînerait trop loin. Je renvoie les éventuels intéressés à mon essai « Automatisation et désautomatisation dans les machines conjecturales » (Protée, 1982).

Élisabeth VONARBURG

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