Denis Côté, Nocturne pour Jessie (SF)

Denis Côté

Nocturnes pour Jessie

Montréal, Québec/Amérique (Roman Jeunesse), 1987.

Jessie et Hendrix, adolescents, s’évadent d’un centre de détention. Hendrix a eu les bras tranchés par la police, pour avoir joué de la guitare la nuit. Jessie est un virtuose de l’électronique et du vol, ce qui lui a valu la prison et lui a permis d’en sortir. Dans l’étouffant centre-ville de Beyr, ils trouvent refuge dans les égouts, avec pour voisins des rats géants issus de quelque mutation. Les deux amis sont rongés par la faim et le besoin de mardouk, une drogue qui s’absorbe par les yeux et dont le manque se manifeste par un noircissement du blanc de l’oeil.

Jessie a promis à son camarade de lui fabriquer deux bras artificiels, qui lui permettraient de jouer de la guitare aussi bien qu’avant (cela lui avait valu son surnom). Jessie se procure les matériaux et entreprend de réaliser les prothèses. Mais il est bientôt confronté aux Strickfaden, réseau de jeunes trafiquants qui jouit de la protection occulte d’un député réactionnaire, et des Jüvénos, la police spécialement assignée à la délinquance juvénile.

Jessie fait aussi la connaissance d’Ariane, magicienne et musicienne qui gagne sa vie par des spectacles de rue. C’est elle qui parlera à Jessie du fabuleux pays de Mirlande, où tous sont insouciants, jeunes et heureux. Les deux deviendront indispensables l’un à l’autre. Lorsque Hendrix sera tué par la bande des Strickfaden, c’est la disparition d’Ariane qui détournera Jessie de son projet de vengeance. Il la suivra dans cette mystérieuse malle qui offre peut-être l’accès au monde imaginaire de Mirlande.

C’est toujours discrètement, comme une chose inavouable, que la collection Roman Jeunesse, chez Québec/Amérique, publie de la SF Le genre n’était mentionné ni pour L’Ordinateur égaré (l’éditeur parlait de « réalisme fantastique »), ni pour L’Armée du sommeil, ni pour Le Grand Ténébreux dont même le texte de couverture arrière ne laissait rien transpirer de la « vraie nature » de l’oeuvre. Même chose avec Nocturnes pour Jessie, où le résumé insiste davantage sur l’aspect musical, qui, malgré le titre, n’est pas au centre du roman.

Ici, Denis Côté introduit le merveilleux dans la SF, et Nocturnes pour Jessie se tient en équilibre entre un univers de conte de fée et le paysage urbain d’un futur très sombre comme celui d’Hockeyeurs cybernétiques. Dans la conversation où Ariane parle à Jessie de ses « techniques » de prestidigitation et avoue n’en pas connaître le mécanisme, on sent l’auteur pencher un moment vers une approche SF Toutefois la disparition réelle des deux héros dans le coffre qui sert d’accès à Mirlande, semble relever du fantastique. Avec le pays de Mirlande, ce roman joue un bon moment dans le registre merveilleux : le personnage qui y croit, la magicienne Ariane, appartient à un conte de fée (qu’elle ne semble avoir jamais quitté). Pourtant sa présence ne choque pas trop, comme si Jessie, avec son grand coeur, servait d’intermédiaire entre le monde à la noirceur exacerbée où il évolue et le monde de nuages colorés où Ariane flotte parmi les arpèges de Chopin. L’auteur ne tranche pas, il préfère une fois de plus le flou artistique (flou fictionnel, devrais-je écrire), comme dans Les Parallèles célestes, La Pénombre jaune et Catégorie d’étrangeté 7.

Cela dit, il faut reconnaître à Côté l’audace (et, à son éditeur, le courage) d’aborder avec neutralité le thème délicat de l’assuétude à la drogue chez les jeunes et de choisir pour héros de son roman un jeune voleur multi-récidiviste.

Denis Côté ne renie pas volontiers les idoles de son enfance : John Lennon dans L’Invisible Puissance, Bob Morane dans La Pénombre jaune et, ici. Jimmy Hendrix – il doit toutefois expliquer à ses jeunes lecteurs de 1987 qui étaient ces personnages. Par contre le décor social de ses récits est très à jour : arcades de jeux électroniques. restaurants MacDonald, omniprésence des média visuels et du rock.

Les personnages de Nocturnes pour Jessie sont prolixes comme ceux d’Henri Vernes, et aussi enclins qu’eux à commenter des évidences. Mais aussi, comme toujours chez Côté, ils sont tendres et sensibles à l’extrême. Côté singularise beaucoup ses personnages, comme dans un dessin animé : Hendrix sans bras, la jeune magicienne avec sa fleur peinte sur la joue, la logeuse aveugle brandissant un sabre et flanquée d’un colosse à boucle d’oreille, le démagogue quasi caricatural…

Une thématique se dégage graduellement des oeuvres de Côté : société oppressante (l’Empire, ou plus souvent la ville) : menace occulte (organisations criminelles, pouvoirs de l’argent, polices pas très limpides) ; héros-victimes à la fois naïfs et pleins de ressources, toujours d’origine modeste, quelquefois pathétiques ; un certain penchant pour le mélodrame dans les situations mises en scène ; et une sensibilité aux problèmes contemporains, chômage, violence urbaine, drogue, absence de débouchés.

Au total, un très bon roman de Denis Côté, dont on attend maintenant qu’il donne enfin une suite aux Hockeyeurs cybernétiques, sa meilleure oeuvre à ce jour.

Alain LORTIE

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