Norman Rousseau, Le Déluge blanc (Fa)

Un combat mythique entre un homme et un rat

Avec Le Déluge blanc, Normand Rousseau n’en est pas à son premier roman fantastique. Déjà, en 1975, les éditions La Presse publiaient La Tourbière, un récit envoûtant qui racontait l’histoire tragique d’une famille de monstres. Le dernier roman de Rousseau repose sur une trame plus simple encore. Il s’agit de l’histoire d’un homme, Orval Bélanger professeur de Paléontologie à l’université de Montréal qui, à l’occasion d’une tempête de neige paralysant toute activité, engage un combat contre un rat tapi dans sa maison.

Très tôt, cette lutte qui oppose l’homme à la bête tombe dans le fantastique. Le rat semble posséder des caractéristiques incroyables qui en font un animal supérieur tandis qu’Orval chavire dans un délire de moins en moins contrôlé. L’homme use de patience et de ruse pour surprendre son adversaire mais la bête déjoue habilement ses calculs. Puis, le rat prend l’initiative en coupant les vivres et l’électricité. Avec la tempête qui fait rage dehors, Orval est en situation d’assiégé, engagé dans une lutte dont l’issue ne peut être que fatale pour l’un ou pour l’autre des deux protagonistes.

De moins en moins lucide, l’homme est en proie aux hallucinations, aux visions et aux cauchemars. La folie le guette, au point qu’elle le pousse à démolir les murs, le plafond et le plancher à coups de hache pour trouver le rat dont les grignotements ne cessent d’obséder Orval. En même temps, les souvenirs reviennent hanter la mémoire de l’homme. Petit à petit, ils en viennent à expliquer les causes du dérèglement mental d’Orval. Son incapacité à donner à Thérèse, sa femme, l’enfant qu’elle a toujours désiré, constitue la clé de cette névrose.

Après quatorze ans de mariage, Thérèse annonce à son mari qu’elle le quitte pour aller vivre avec un autre homme dont elle est enceinte. Orval n’accepte pas cette défaite et tue sa femme. C’est à ce moment que la tempête commence et que le rat se manifeste dans la maison pour la première fois. Il représente clairement l’incarnation du remords qui ronge Orval. Dès la page 24 d’ailleurs, Rousseau explique la symbolique du rat : « Cette maison avait une âme et cette âme l’avait quittée. Elle était maintenant rongée par une bête comme par un remords ».

Ce propos est tellement transparent que le lecteur n’a plus rien à attendre de ce côté. Restent les causes, car l’allégorie est évidente. De plus, l’auteur insiste trop sur un trait du comportement d’Orval quand il descend au sous-sol. Chaque fois qu’il passe devant la porte de la chambre froide, Normand Rousseau dit qu’il évite de regarder dans cette direction. Cette insistance éveille les soupçons et laisse deviner qu’il se trouve dans cette pièce une réponse à plusieurs questions. Ces quelques maladresses réduisent l’efficacité du texte et n’ont rien à voir avec le contexte du récit dont l’invraisemblance se justifie par le fantastique.

D’emblée, les règles du genre sont posées. La tempête débute un 29 avril, ce qui est déjà exceptionnel, mais surtout, elle se prolonge pendant des jours et des jours, ensevelissant les maisons jusqu’au toit, de telle sorte qu’on finit par ne plus y croire. Mais là où l’invraisemblance ne peut être admise sous le couvert du fantastique, c’est à la fin du roman, quand Orval se trouve au sous-sol. La tempête est alors finie et le dénouement approche. « Dans toutes les fenêtres, le soleil bondissait et entrait. Toute cette lumière aveuglait Orval. Il ne voyait que du noir Les rayons le blessaient et lui donnaient le vertige ». Comment les rayons du soleil peuvent-ils pénétrer dans les fenêtres du sous-sol alors que Normand Rousseau affirme à plusieurs reprises que la neige atteint en hauteur le toit des maisons ?

La description du cas pathétique d’Orval Bélanger dans Le Déluge blanc, repose aussi, à mon avis, sur un malentendu. L’auteur présente son personnage comme le dernier représentant de l’espèce humaine sur la Terre dans son combat contre le rat. Pour ce faire, il fait appel à une série d’images qui montrent que cet animal a été un objet de vénération chez plusieurs civilisations anciennes, contrairement à la civilisation occidentale qui associe plutôt le rat à la peste et en fait un animal maléfique et dégoûtant. L’image que se fait du rat notre société est sans aucun doute l’élément le plus riche du roman. L’universalité de ce thème ne saurait être contestée, ce qui justifie le romancier d’élargir la lutte qui oppose l’homme au rat à une lutte entre deux espèces animales évoluées et à un combat pour la survie de l’humanité.

Si Orval est désigné pour représenter l’homme, c’est que son cas doit être exemplaire et universel. Or, justement, l’événement qui se trouve à la source du déséquilibre d’Orval et de l’écroulement d’un monde ne me semble pas vraiment universel. Comment l’échec d’un mariage peut-il prétendre refléter une situation généralisée ? Est-ce symptomatique de toute une société ? Je n’en suis pas convaincu.

Sans doute, l’auteur pensait-il plutôt à la cause de cet échec matrimonial, soit l’incapacité de l’homme à se donner une progéniture, ce qui signifierait la fin de l’espèce à court terme. À part une scène capitale au cours de laquelle Thérèse accouche d’un foetus informe, permettant à l’homme de transférer sa culpabilité à sa femme, Rousseau aborde peu cet aspect de la situation. Les images du passé qui remontent à l’esprit d’Orval concernent surtout l’incompatibilité de caractères qui existe entre lui et Thérèse, leur incommunicabilité et leur manque d’affection réciproque.

En outre, les problèmes affectifs d’Orval proviennent bien plus de sa frustration sexuelle et de son amour caché et inavoué pour Bibiane, la soeur cadette de Thérèse, que de sa présumée stérilité. La frustration d’Orval éclate au grand jour quand il possède brutalement sa voisine Griselle Gagnon. Ses préoccupations ne sont pas tournées vers la procréation, mais vers la satisfaction sexuelle, le besoin d’aimer et d’être aimé. Le même besoin se trouve au centre de sa relation rêvée et souhaitée avec Bibiane.

Cela est d’autant plus évident que Bibiane elle-même n’a pas d’enfant malgré le fait qu’elle soit mariée à une brute dénommée Lambert. Orval en est jaloux, mais ce n’est pas parce qu’il aurait donné un enfant à Bibiane. C’est tout simplement que Lambert l’a épousée. Les raisons qui ont incité Rousseau à se servir du destin d’Orval pour illustrer celui de l’humanité entière, en raison de son exemplarité, me semblent fallacieuses.

Si l’argumentation de base de Rousseau reste discutable dans Le Déluge blanc, l’écriture qui supporte ce récit fantastique l’est tout autant. Le romancier a choisi d’utiliser un style poétique dans lequel abondent les métaphores. Pour décrire la tempête qui fait rage à l’extérieur, il utilise une centaine d’expressions différentes qui constituent autant de variantes d’une même image : le vent qui souffle sur la neige. « La neige ne tombait plus, ou du moins, elle ne semblait plus vouloir tomber. Elle virevoltait, tourbillonnait entre ciel et terre en décrivant sur le tableau noir de la nuit des milliers d’arabesques fantastiques ».

Cette écriture poétique fondée sur le lyrisme rappelle la prose un peu naïve (comme on dit peintre naïf) de Pierre Châtillon dans L’Île aux fantômes en particulier. Je ne suis pas sûr pourtant que ces répétitions incessantes qui veulent traduire une sensation d’éternité créée par la neige qui tombe continuellement et l’obsession maladive du personnage principal servent efficacement le fantastique. L’action (si on peut parler d’action) se trouve étalée sur 215 pages alors qu’elle pourrait être ramassée dans le format d’une nouvelle.

En somme, Le Déluge blanc appartient, par le climat et le thème, à la littérature fantastique mais le style de l’écrivain indique, à mon avis, que le choix esthétique l’emporte sur la cohérence du message existentiel. Car, alors que tout le récit se veut une description de l’Apocalypse et de la fin de l’humanité, les deux dernières phrases du roman contredisent cette démonstration : « Le soleil enjambait l’horizon. Le printemps était encore possible ». Se pourrait-il que la mort d’Orval ne signifie pas le règne appréhendé du rat, mais la naissance d’un homme nouveau ou encore, l’avènement de la vie après la mort ? Chose certaine, le roman se termine sur une note optimiste puisque la mort est décrite comme « une cellule toute blanche où on se réveille enfin vivant ».

Le Déluge blanc (Roman)

par Normand Rousseau. Montréal, Éditions Leméac (Roman québécois, 50), 1981, 215 p.

Claude JANELLE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *