Esther Rochon, La Splendeur des monstres (Hy)

Esther Rochon

La Splendeur des monstres

Lévis, Alire (Autrement), 2015, 277 p.

Récipiendaire en 2015 du prix Hommage visionnaire, qui salue le travail et la présence obstinés des auteurs québécois de science-fiction et de fantastique, Esther Rochon poursuit depuis quarante ans des visions très personnelles et qui pourtant s’inscrivent à la fois dans l’imaginaire collectif québécois et dans celui de chacun de ses lecteurs, d’où qu’ils viennent (d’autant qu’une grande partie de ses nouvelles a été publiée par un éditeur de littérature dite générale, La Pleine lune). En relisant les nouvelles du présent recueil (certaines rares aujourd’hui) et en particulier la novella qui clôt le sommaire, « Coquillage », et en songeant à l’oxymore du titre choisi – ces monstres splendides –, j’ai cru comprendre pourquoi : Rochon explore la lisière où se rencontrent les terreurs et les aspirations d’un peuple en essai de devenir et des individus qui le constituent : les terreurs et les désirs de la métamorphose. Les trois premiers textes choisis pour ouvrir le recueil ne l’ont sûrement pas été au hasard. Que ce soit « L’Étoile de mer », dont le dernier paragraphe n’a jamais cessé de résonner en moi depuis ma première lecture : « La science nous apprend que les vertébrés – par exemple les êtres humains – descendent des échinodermes – par exemple les étoiles de mer. Certains échinodermes acquirent jadis la faculté de se reproduire à l’état larvaire ; ils se mirent à passer leur vie entière à l’état larvaire. C’est de ces animaux que les vertébrés proviennent. Ainsi, d’une certaine façon, nous ne sommes jamais devenus adultes. » Ou les fantômes affamés des Xils qui errent dans Montréal et que la narratrice nourrit sans les craindre – « (…) à défaut de nous parler, nous pourrons au moins être beaux ensemble ». Ou encore « L’Initiateur et les étrangers » et son cataclysme sur fond de visiteurs meurtriers qui s’humanisent presque le temps d’un improbable dialogue philosophique et laissent le survivant illuminé – « Mon utilité n’était donc pas de pleurer stérilement une humanité morte mais de réchauffer malgré moi ces êtres venus d’ailleurs » – le ton est donné. La rencontre de l’Autre, dans sa différence monstrueuse parce qu’elle n’est tout simplement pas moi, est génératrice d’irréparables changements qu’il faut accueillir les mains ouvertes sous peine de succomber à la raideur mortelle des refus.

La monstration, c’est la mise en évidence, la mise en lumière, et ce que nous montre Rochon, son illlumination, c’est la complexité profonde du vivant et en même temps – paradoxe – sa simplicité, ni coupable ni innocente. Car Rochon (pétrie de simplicité bouddhiste, mais aussi de l’humour très particulier que nourrit souvent cette vision du monde) est une auteure paradoxale : du choc des contraires, de la splendeur des monstres, jaillit la révélation. C’est ce qui m’a toujours émerveillée dans ses textes : sa capacité discrète mais généreuse à faire jaillir la lumière de la noirceur, la beauté des cloaques. On en trouve un écho dans « La Nappe de velours rose », où, sur fond de cataclysme meurtrier, encore, et de personnes déplacées par force, une adolescente perdue commet des actes épouvantables afin de survivre, en compagnie de mutants qu’elle abandonne ensuite à leur triste sort, pour revenir créer une nappe de velours rose avec leurs restes, alors qu’elle est devenue la figure de proue des survivants, non dans la gloriole triomphante mais dans l’acceptation honnête et humble de ce qui est et de ce qui a été : « Nous sommes tous des émigrés, même ceux qui sont nés ici. Par contre, nous sommes vivants, et à notre place. Morts par rapport aux espoirs qu’on avait mis en nous, vivants face à ce qui est en train d’avoir lieu » et le poème final « La mort et le bonheur s’unissent au soleil/La vase épouse l’émeraude/Un frisson neuf, sans nom, sans patrie/nous touche en plein cœur. » Et, bien sûr, la force de « Coquillage » repose sur le violent dégoût de la laideur revendiquée de Thrassl retournée en tendresse et en compassion, comme sur la férocité douce du coquillage à l’égard de ses humains.

J’ai parlé plus haut d’humour – ce n’est pas forcément le premier terme qui vient à l’esprit quand on songe à l’œuvre d’Esther Rochon, et pourtant, il y a toujours la distance de ce regard posé sur êtres et choses et matérialisé en un léger sourire qui ne doit pas en faire oublier l’étincelle presque sarcastique par instants. C’est perceptible dans les fictions – dans la façon, par exemple, dont Xunmil, dans « Coquillage », observe et décrit sa passion insatisfaite pour François Drexel – mais ici, aussi et surtout, dans les introductions de l’auteure à ses nouvelles. On peut ne pas les lire si l’on estime qu’il s’agirait d’un voyeurisme importun – elle-même n’est pas dupe de l’exercice qu’elle transforme en une auto-désacralisation assez réjouis sante par ses confidences énoncées simplement et sans fard. Mais quiconque aime cette auteur et ses œuvres aimera trouver l’écho de sa voix qui prolonge ses textes et résonne en un va-et-vient subtil avec eux. Il me reste à souhaiter en conclusion que le reste des nouvelles de Rochon (re)trouve sa voie vers les lecteurs des nouvelles générations dans le milieu, même si ses romans et cycles sont bien présents chez Alire. C’est une voix unique, singulière et universelle, qui se moque bien des étiquettes de genre, mais qui saura parler à quiconque est conscient de la familière étrangeté du monde.

Élisabeth VONARBURG

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