Élisabeth Vonarburg, Reine de mémoire 4 et 5 (Fy)

Élisabeth Vonarburg

Reine de mémoire

4. La Princesse de Vengeance

5. La Maison d’Équité

Lévis, Alire (Romans 100), 2006, 464 p.

Lévis, Alire (Romans 101), 2007, 464 p.

Le troisième volet de Reine de mémoire se terminait par la disparition mystérieuse de Jiliane et la séparation des jumeaux partis à sa recherche. Dans les deux derniers tomes, nous suivons Senso et Pierrino dans leurs aventures respectives, accompagnons Jiliane dans sa fuite et partageons ses visions liées au passé énigmatique de la famille Garance. Depuis sa prime enfance, Jiliane est habitée par ce qui fut : elle glisse malgré elle dans l’esprit de ses ancêtres Gilles et Ouraïn et vit le passé à travers eux. Jiliane, dernière-née de la lignée des Garance, est de tous les temps, de tous les lieux. Omnisciente. Le rôle qui lui incombe ? Relier les mondes, les époques et les récits ; se souvenir, ramener à la conscience les anciennes douleurs, libérer les âmes prisonnières de la vengeance et de la haine que l’ambition de Gilles – un désir typiquement humain – a générées. Peut-être a-t-il fallu oublier pendant quelques générations (L’Édit de Silence), mais il faut désormais se souvenir. Et purger le mal. Et par­donner. L’harmonisation aura toutefois un prix et il sera élevé : « Les morts ont des dents, ils ragent, ils continuent de souffrir et de haïr, des âmes deviennent folles dans les Maisons d’illusion… Peut-être les offrandes peuvent-elles les apaiser, mais parfois, la seule bonne offrande est un sacrifice de sang » (tome 5).

Le réseau d’intrigues se complexifie dans La Princesse de Vengeance et La Maison d’Équité : Vonarburg suit Pierrino en Mynmari (retour aux origines), puis Senso voyageant avec la troupe de théâtre dont avaient fait partie ses parents Henri et Agnès (autre retour aux origines), et enfin Gilles/Antoine Garance à travers les visions de Jiliane (récit des origines). Trois intrigues (une « triade ») qui renvoient les unes aux autres, se relancent les unes les autres, se perdent les unes dans les autres en même temps qu’elles trouvent sens les unes par les autres. Mais rien n’est donné. Les jeux constants de miroir, les simulacres, le cumul d’identités chez les mêmes personnages et la superposition des espaces-temps confondent le lecteur : il lui faut sans cesse réviser ses hypothèses, reconstruire les liens et retourner aux tomes précédents (nous épousons la démarche des personnages en quête de leur passé…). Car les certitudes ne sont jamais certitudes chez Vonarburg. Les fils semblaient se dénouer ? Illusion. Qui sera maintenue, doublée, redoublée, recommencée. À l’image des Natéhsin, à la fois hommes et femmes, tangibles et immatérielles, nulle part et partout.

Ainsi, l’aventure initiatique de Pierrino en Mynmari rappelle celle de Gilles Garance à la fin du XVIe siècle (naufrage, révélation quant à sa véritable nature, transe/danse érotique avec les Natéhsin, intervention du Dragon de feu, etc.). L’histoire se répéterait-elle, deux siècles plus tard ? De son côté, Senso réécrit la pièce de théâtre de son père Henri qui se superpose à La Tempête de Shakespeare qui se superpose à l’histoire de Gilles Garance… Vertigineux. De surcroît, Senso, dont le véritable prénom est Alexis-Andre, développe une relation amoureuse avec un dénommé Alexis, comédien dont les traits évoquent étrangement ceux de Pierrino. Et que dire de cette intrigante Angèle qui remplace au pied levé Alexis ? Son nom ne nous est pas inconnu…

Mais l’événement central du quatrième tome réside dans le mariage d’amour de Gilles/Antoine Garance avec Marys, une Anglaise athée, ancienne talentée majeure d’une grande intelligence. Une alter ego. Sa seule confidente en dehors d’Ouraïn. Leurs échanges nous éclairent sur les propriétés de l’ambercite, en lien avec les rituels entourant l’Œuf du Dragon et la renaissance cyclique des Natéhsin, et sur la cause probable de la « Mort blanche » qui, rappelons-le, décime le peuple mynmaï. Mais voilà : le bonheur ne saurait durer, Gilles perd Marys après quelques années de vie commune. Douleur. Amertume. Folie. Violence. Gilles sombre. Ne parlait-on pas des Années Terribles ? Le Fils du Dragon bénéficie peut-être du soutien des dieux, mais ses passions trop humaines le poussent à exploiter ses connaissances et pouvoirs à des fins personnelles. C’est un homme de commerce et de stratégie, un homme aimant aveuglé par ses désirs, un homme puissant, sans doute, mais aussi faible et vulnérable. Alors, demi-dieu ou demi-sorcier ? Chose certaine, l’arbre généalogique des Garance est fait de nœuds, d’intrigues et de mensonges. Et l’une des clés majeures de toute la série nous est offerte à la fin de La Princesse de Vengeance. Une scène-choc. L’interdit ultime des Mynmaï transgressé.

Suspense oblige, les énigmes ne seront résolues qu’à la fin de La Maison d’Équité. D’où origine la fenêtre-en-trop ? qui apparaît à cette fenêtre ? qu’en est-il des circonstances entourant la naissance de Jiliane ? et du mystère des deux Agnès ? et de la mort des parents ? et des bêtes rouges surgissant dans les cauchemars de Jiliane enfant ? Tout se précipite avec la réunion des principaux protagonistes. Les énergies s’emmêlent, les démons rugissent, les masques tombent. Dans la chambre rouge, la confrontation ultime, la déchirure, le chaos. Et le châtiment. Une scène d’exorcisme qui a étonnamment des résonances « christiennes »…

Reine de mémoire est une uchronie/fantasy colossale, magistrale, exigeante. Vonarburg modifie la carte socioreligieuse de notre monde, métisse les mythes et croyances, intègre la pratique de la magie à notre histoire (XVIe au XIXe siècle). Le merveilleux se déploie sur plusieurs continents. En filigrane, on reconnaît des faits, des courants de pensée, des tensions sociopolitiques qui ont traversé notre véritable histoire. La lecture devient un exercice de reconstruction « intellectuelle ». C’est avec la tête beaucoup plus qu’avec le cœur que nous pénétrons cet univers. Les détails de type informatif pullulent : le portrait des sociétés géminite et mynmaï se veut complet. C’est la carte du monde qui s’étale devant nous, traversée par celle de l’Entremonde. Tout comme les Natéhsin, le lecteur a souvent le sentiment de se diffuser à travers les lieux, les époques, les intrigues des morts et des vivants. Alors, comment intégrer la somme d’informations ? Se souvenir ? Il faut noter, étudier, raisonner, progresser avec méthode. Vonarburg cultive abondamment le questionnement (les phrases interrogatives sont légion). Et toujours nous doutons de nos réponses. Mais le défi se doit d’être relevé. L’intelligence a aussi ses plaisirs.

Et puis, la séduction opère dès que surgissent les dragons ou les fées. Pure poésie. Pur émerveillement que ces passages où les créatures magiques interviennent. Vonarburg est en pleine maîtrise de son talent. Un talent majeur. Les personnages dansent avec les dragons, deviennent fluides, se laissent porter par la puissance tranquille des éléments. C’est un jeu magnifique, un véritable jeu d’artifices. La renaissance de Pierrino à Garang Xhevât, alors qu’il « vole à travers les eaux », est un moment véritablement magique. Sa nature métissée (mynmaï, géminite et atlandien) le prédispose à jouer un rôle déterminant dans l’avènement du nouveau monde. Tous les dragons sont en lui ; il vient de partout. Bref, la fantasy convient admirablement à Vonarburg. Oserais-je avancer que l’uchronie fait ici appel à l’intelligence du lecteur alors que la fantasy éveille sa sensibilité poétique ?… Quoique la culture mynmaï, au cœur de la fantasy, soit aussi fort complexe à décoder…

Enfin, inspirés des mages géminites, nous expérimentons aussi, à notre façon, la suspension (tant d’ellipses dans la série), la sublimation (la projection dans « l’entremonde » imaginaire) et même la subjugation car, manifestement, nous ne maîtrisons pas les règles du jeu. L’auteure se plaît à déstabiliser par l’oscillation constante entre révélation et occul­tation. C’est que le monde est en pleine métamorphose depuis que le talent de Gilles a été métissé à celui des Mynmaï et que l’ambercite a été créée. Les dés roulent toujours. Nul ne sait où et quand ils s’arrêteront. Et la spiritualité se déploie dans un espace large, ouvert, complètement libre. Matière invisible, malléable peut-être, mais fondamentalement impré­visible. Ainsi, nous ne sommes pas seulement ce que nous avions été destinés à être, et les prophéties ne peuvent jamais se réaliser avec exactitude. Les arts divinatoires, importants dans la culture mynmaï, proposent des chemins de vie, mais l’individu doit choisir et il ne reconnaîtra que ce qu’il veut bien reconnaître dans les chemins qui lui sont ouverts.

Vonarburg a édifié une œuvre-cathédrale. Faut-il s’en étonner ? Les personnages de Reine de mémoire évoluent dans les sphères réservées aux dieux. Les notions d’espace-temps éclatent. Les lois de la physique se confondent avec celles de la métaphysique : le corps et l’esprit participent d’une même nature. La sexualité est ici « ouverte » et les scènes s’y rattachant doivent être interprétées selon d’autres normes que celles qui nous ont été inculquées. À chaque ef/fusion des corps amoureux, il y a en quelque sorte transcendance (trans/fusion), projection au sein des substances primordiales (dif/fusion). Le corps serait à la divinité ce que le creuset est à l’alchimiste… L’amour, un moyen d’accéder à la part d’éternité qui vit en nous. Les Natéhsin, ces créatures androgynes, ne se régénèrent-elles pas au contact des substances primordiales ? Nous sommes loin de la vision chrétienne qui bannit le corps et ses plaisirs.

Reine de mémoire décrit l’avènement d’un monde nouveau, plus ouvert, plus harmonieux. Et ce monde nouveau serait œuvre de « métissage » des cultures, mais aussi œuvre « d’alliage » – dans le sens alchimique du terme – entre matérialité et spiritualité, rationalité et sensualité. Reine de mémoire interroge indirectement le phénomène de la mondialisation et remet à l’honneur une spiritualité libre de toute pensée dogmatique. Nous sommes peut-être dans un temps de passage… D’ailleurs, la visée utopique de Vonarburg n’est pas sans rappeler celle d’Esther Rochon. Même fascination envers les philosophies orientales, même quête initiatique, même ouverture de frontières géographiques et psychiques en vue d’un monde meilleur (L’Espace du diamant), même intérêt accordé à la numérologie dans la structuration des mythes. Étrange tout de même de constater que Reine de mémoire a été publié en cinq tomes, un nombre significatif dans les rites mynmaï… Pure coïncidence ? Enfin, les lecteurs familiers avec l’œuvre de Vonarburg y reconnaîtront ses personnages types (le passeur ou rêveur est ici un talenté) et ses thèmes de prédilection : la quête identitaire, l’immortalité, le double (ici triade), les espaces-temps parallèles, l’élaboration de mythes fondateurs, les pouvoirs occultes et le féminisme. On pensera bien sûr à Tyranaël, son autre saga familiale absolument mémorable. Que dire de plus sinon que Reine de mémoire est une grande fenêtre ouverte à tous les possibles. Un rêve que l’on voudrait poursuivre. Et Vonarburg ? Une maître alchimiste des littératures de l’imaginaire.

Rita PAINCHAUD

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