Esther Rochon, Sorbier

Esther Rochon

Sorbier

Beauport, Alire, (Romans 032), 2000, 417 p.

Ce roman est le dernier, et le plus long, de la « série » des Chroniques infernales, une œuvre certainement maîtresse d’Esther Rochon, et dont le volet précédent, Or, lui a valu le Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois. À relire les résumés des cinq romans précédents, on apprécie la complexité et de la portée de cette création, certainement l’une des plus originales qu’on ait élaborée au Québec depuis les années 70 dans notre domaine. Non seulement parce que son sujet (ses sujets !) ne ressemble à rien d’autre mais aussi parce que l’auteure y a intégré, avec une habileté de plus en plus évidente depuis le volume 4 (Secrets), son autre « cycle » celui de Vrénalik (en particulier L’Épuisement du soleil, remanié et réédité en deux volumes sous les titres Le Rêveur dans la citadelle et L’Archipel noir). Dans la seconde moitié de Sorbier, ce sera plutôt L’Espace du diamant, avec la quête, par Lame, de la Dragonne de l’Aurore qui figurait de façon prééminente dans ce dernier roman. On nous invite donc à relire autrement ces textes antérieurs (les ayant lus moi-même, je ne saurais dire si cela retire quoi que ce soit à la lecture « innocente » de Sorbier ; je n’en ai pas l’impression, mais je puis dire que cela a donné une autre dimension aux Chroniques). Replacés dans le cadre infiniment plus vaste de celles-ci, les personnages de ces deux romans et leurs aventures prennent une autre signification, bien plus complexe, que ce soit Taïm Sutherland (le « Fax » des trois premières), Haztlèn, le dieu de Vrénalik auquel Rel, le roi hermaphrodite quasi immortel des Enfers, a donné son visage 14 000 ans plus tôt, ou le Rêveur lui-même. Par ailleurs, des corrélations éclairantes s’établissent entre les différents livres, les différents univers. Pour en donner un exemple, Vrénalik dans le monde de Sutherland est Shambhalla dans celui de Lame – qui est le nôtre, puisqu’elle vient de Montréal. Or, Shambhalla, ou Shamballa, est le nom d’un royaume mythique, et utopique, du Tibet, ce qui nous renvoie à l’une des principales préoccupations de l’auteure, le bouddhisme, dont les motifs nourrissent toute la série. Cette incessante circulation du sens est pour moi un des attraits de la série, et de Sorbier en particulier.

Ce roman a un ton et un rythme assez différents des précédents, et pas seulement parce que, livre de conclusion, il en rassemble les fils et les transcende. C’est aussi parce que toute sa première moitié se déroule dans l’Archipel de Vrénalik où Rel, comme Taïm, est venu vivre et préparer les « plans pour la fin du monde » exigés par les Juges des enfers. Ni pour l’un ni pour l’autre ce retour ne peut être indifférent, et de nouvelles illuminations les attendent là, autant dans leur relation l’un à l’autre (ils deviennent enfin amants) que dans leur relation à leur passé, et à leur avenir. Sutherland, en particulier (dont le sorbier, « ancré dans tous les niveaux de connaissance » est l’arbre « tutélaire », « emblématique ») succombe d’abord à un désir ardent de retrouver des traces de son passage, et de celui de Rel – le temps s’écoule autrement dans les enfers, et 2 000 ans se sont écoulés depuis sa vie précédente (un chiffre qui n’a certainement pas non plus été choisi au hasard). Mais, et cela aussi colore d’une atmosphère de nostalgie très particulière toute cette partie du récit, Vrénalik, en pleine ère glaciaire, est pratiquement méconnaissable. Ce retour peut difficilement être une reconnaissance ou une réappropriation : seules de très anciennes archives, et des souvenirs transmis de génération, plus ou moins déformés, accueillent Sutherland, avec la communauté des Filles de Chann qui en sont dépositaires. Et Rel lui fait subir une lecture toute différente de sa vie devenue légende, la recherche et la destruction de la statue d’Haztlèn : ce n’est pas la victoire que nous présentait L’Épuisement du soleil, mais une abdication, un échec. Cependant, le grand motif des Chroniques infernales, c’est celui de la rédemption, ou du moins (car le terme est trop entaché de chrétienté, et ces enfers n’ont pas grand-chose de chrétien) de la seconde chance, le second passage d’un destin qui se gagne à force d’appro­fondis­sement de soi et d’ouverture au monde.

Il serait vain d’essayer de résumer l’intrigue, ou plutôt les nombreuses intrigues entrecroisées qui articulent en surface le roman. En effet, je me suis plus attachée quant à moi aux évolutions spirituelles parallèles (et parfois croisées aussi) qui s’y développent. C’est peut-être ce qui rend se livre un peu plus difficile d’accès que les précédents : le degré de concentration et d’adhésion spirituelles qu’il exige en fait une expérience de lecture très intériorisée. Il devient assez indifférent au lecteur ainsi interpellé, au cours de ce parcours aux lents méandres apparemment capricieux, de savoir si et comment la fin du monde aura lieu, si les Juges ambigus des Enfers auront gain de cause ou Rel et ses amis assistés d’un Juge intègre, Diathrann. Il faut lire ce livre autrement, en se laissant porter ici et là, et non dans l’attente d’une satisfaction linéaire. Ceci n’est point une flèche phalliquement pointée vers une cible, mais le parcours poétique d’une initiation, la nôtre au travers de celle des personnages et de leurs symboles. C’est que l’univers des Chroniques est en équilibre toujours mouvant entre le « vrouig » et le « tranag », le yin et le yang : sa dynamique est celle du vivant. Il y aurait des dizaines de magnifiques passages à citer, des réflexions d’une belle et simple profondeur sur le temps, le destin, la responsabilité, la culpabilité, la compassion, la mémoire, l’amour et bien sûr la souffrance, mais je me contenterai de la finale. Dans une maison, pourvue d’un joli jardin au cœur duquel s’élèvent des sorbiers, les principaux protagonistes vivent désormais ensemble – Lame, Rel, Taïm, le Rêveur, Diathrann et même, visiteuse occasionnelle, la Dragonne de l’Aurore. Les univers communiquent (« Des silhouettes passaient d’un monde à l’autre, mystérieuses et splendides, dans un déploiement de vitalité et de tendresse »), présage d’une fin du monde qui ne sera pas « qu’une histoire de souffrance, de mort et de chaos mais quelque chose de plus », la transfiguration habituelle à Rochon – et toujours aussi magique pour cette lectrice – de la noirceur en « lumière profonde ».

« Rien n’avait été perdu, ou brisé. Le passé le plus précieux n’était pas anéanti […] Les trajectoires se défaisaient en textures, qui se reformaient de plus belle en trajectoires. Le point de vue oscillait entre vrouig et tranag, entre le détail et son contexte [excellente description de la dynamique même du roman, NDA] […] Dès lors, la nuit et le jour, l’aboli et le retrouvé, comment Lame et Rel, pouvaient se rejoindre. Que serait le ciel sans l’enfer ? Que seraient le sorbier, la statue et l’océan, sans l’espace qui les sépare et les joint en même temps ? »

Quand on lit ensuite les « remerciements » que l’auteure a ajoutés en postface, et qu’on devine dans quelle difficile trajectoire personnelle se sont inscrites les Chroniques infernales, surtout les deux derniers volumes, Or et Sorbier, on apprécie d’autant plus la volonté d’apaisement et de transcendance qu’affirme cette magnifique finale.

Élisabeth VONARBURG

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