Francis Dupuis-Déri, L’Erreur humaine (SF)

Francis Dupuis-Déri

L’Erreur humaine

Montréal, Leméac, 1991, 262 p.

Réunies à New York au siège de l’Organisation des nations utopiques (ONU), les délégations humaine et animale négocient la cohabitation des espèces et élaborent les paramètres d’un monde nouveau, fondé sur la tolérance et le respect de la vie sous toutes ses formes. Mais au même moment, sous le commandement du Loup, les Brigades Z, cellules terroristes animales, inondent la ville de tracts dénonçant les atrocités commises par les êtres humains au fil des siècles et des guerres, tandis qu’en Allemagne, la Bande à Panthère fait les manchettes en assassinant un manufacturier de manteaux de fourrure, et que de par le monde, les regards inquiets convergent vers les océans pris d’assaut par une véritable armada de baleiniers à la recherche du dernier rorqual à bosse…

Au-delà de l’idée de départ franchement casse-gueule, les vélléités utopistes de l’auteur auraient pu mener au pire, et si les premiers chapitres laissent en effet présager le désastre, il demeure que dans l’ensemble, L’Erreur humaine s’avère une lecture plutôt agréable, quoique bien en-deçà des ambitions de son auteur. Il s’agit du premier roman de Francis Dupuis-Déri, et bien que celui-ci démontre une imagination et un talent de conteur fort prometteurs, il persiste toutefois certains défauts flagrants qui agacent le lecteur et minent jusqu’à un certain point le sérieux de l’entreprise.

Le principal défaut de L’Erreur humaine réside dans l’écriture et révèle un manque de rigueur tant chez l’écrivain que chez l’éditeur. Il m’apparaît en effet inexplicable, pour ne pas dire inconcevable, qu’un éditeur ne signale pas à un auteur débutant que des expressions comme : « Il paraissait en tabarnouche », «…j’ai pu pogner facilement… » ou encore « [l]e gros Rhino trimait dur… » (termes par lesquels débute d’ailleurs le roman), détonnent lorsqu’elles s’insèrent dans un texte par ailleurs écrit dans un style neutre et objectif.

De même, bien que L’Erreur humaine se veuille une réflexion satirique sur la société contemporaine, l’auteur aurait avantage à l’avenir à faire un usage plus parcimonieux de l’humour, puisque si certains de ses jeux de mots font sourire, trop souvent ils n’apparaissent qu’infantiles et, encore une fois, provoquent une rupture de ton soudaine, fort désagréable pour le lecteur. Dans ce cas également, pourtant, il me semble que le rôle de l’éditeur était de suggérer certaines modifications au texte, l’élimination d’une phrase ici et là, afin de corriger ces divers irritants, somme toute mineurs, mais qui, pris dans leur ensemble, expliquent cette impression d’amateurisme qui se dégage parfois de la lecture de L’Erreur humaine.

De toute évidence, cependant, Francis Dupuis-Déri a eu beaucoup de plaisir à imaginer, puis animer, les nombreux personnages qui peuplent son roman. Cet enthousiasme transparaît dès les premières pages du livre, tout comme d’ailleurs les convictions socio-politiques de l’auteur, dont l’orientation fondamentale est assez clairement exprimée dans le titre de l’ouvrage. Cet enthousiasme n’a toutefois pas été canalisé de façon tout à fait efficace, puisque bien vite, les personnages perdent de leur individualité pour se transformer en seuls porte-parole des idéaux « tiers-mondistes » de l’auteur. Or, bien que pareils principes soient forts louables en eux-mêmes, il ne faut jamais oublier ce qui m’est toujours apparu comme une règle incontournable du roman « social » ou « politique », soit qu’il faut faire confiance au lecteur pour décoder les intentions de l’auteur, et surtout, qu’il faut éviter de transformer en manifeste exagérément didactique une œuvre présentée comme de la fiction. Malheureusement, le roman n’échappe pas à ce piège, et bien vite, les dialogues perdent de leur spontanéité initiale au profit d’une rhétorique et d’un vocabulaire davantage adaptés à un cours de sciences politiques qu’à une vraie conversation entre de véritables individus.

Néanmoins, les préoccupations sociales de l’auteur donnent lieu à d’intéressantes réflexions, notamment sur le statut juridique des animaux, domaine du droit en pleine expansion. En effet, après avoir enfin reconnu à l’ensemble des êtres humains, indépendamment de leur race, de leur sexe ou de toute autre caractéristique personnelle, le statut de « personne » aux yeux de la loi, combien de temps encore le droit fera-t-il la sourde oreille aux revendications forts légitimes avancées par les défenseurs des innombrables espèces vivantes non-humaines qui peuplent notre planète ? Au moment où des villes de la Californie accordent le statut de « citoyen » aux dauphins et autres cétacés qui nagent au large de leurs côtes, où l’utilisation des animaux à des fins expérimentales est sérieusement remise en question, et où d’éminents juristes américains suggèrent de reconnaître la qualité de « personne juridique » à des entités naturelles comme un arbre ou une rivière, l’idée de revoir en profondeur les rapports entre humains et animaux (« non-humains ») revêt une importance grandissante.

La course contre la montre que se livrent dans le roman écologistes et chasseurs en vue d’atteindre les premiers la dernière baleine symbolise évidemment la lutte constante que se livrent les différents groupes et tendances en vue d’influencer l’évolution de nos sociétés et de s’emparer de l’imaginaire des nouvelles générations. À travers la lutte pour l’émancipation des animaux, l’auteur se permet ainsi de revenir sur les mouvements et moments qui, tout au cours de l’histoire de l’humanité, ont marqué et encouragé la reconnaissance de l’égalité des peuples, des races et des sexes. La poésie n’est toutefois pas totalement absente de l’écriture de Francis Dupuis-Déri, et la lente dérive vers le rêve vécue par les membres de l’équipage du Moby Dick, de plus en plus isolés alors même qu’ils se rapprochent de la baleine, est soulignée par une écriture soudain empreinte d’onirisme et d’une sensibilité absente jusque-là. L’état de grâce de ces quelques humains au moment de leur rencontre avec la baleine, dernier symbole d’un monde disparu ou sur le point de l’être, est ainsi évoqué avec un doigté surprenant. La grâce se transformera toutefois bien vite en cauchemar, et c’est dans ces quelques pages que se révélera enfin le talent d’écrivain de Francis Dupuis-Déri, un talent susceptible d’être encore raffiné, mais néanmoins pleinement capable d’aspirer le lecteur dans un tourbillon d’émotions intenses et de créer des images inoubliables, où s’entremêlent une musique de piano et le fracas des vagues, le bruit sourd d’un canon et la plainte silencieuse de la dernière baleine.

L’Erreur humaine souffre de nombreux et sérieux défauts. Néanmoins, dans les derniers chapitres, l’auteur parvient pour un court instant à surmonter ses maladresses stylistiques du début, pour enfin offrir au lecteur une écriture riche et imagée, qui fait à la fois pardonner et regretter le manque de rigueur précédent. Francis Dupuis-Déri termine son roman sur une note d’espoir, mais un espoir ambigu. Je ferai donc de même à son sujet, et attendrai son prochain ouvrage avant de porter un jugement définitif sur ses qualités d’écrivain. Après tout, qui sait, peut-être parviendra-t-il à découvrir une nouvelle baleine ? Il le faut.

Jean-Philippe GERVAIS

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