Luc Lecompte, Le Dentier d’Énée (Fa)

Luc Lecompte

Le Dentier d’Énée

Montréal, de l’Hexagone, 1988, 224 p.

La vie de nos ancêtres, enfouie dans les eaux du passé, attise certes notre curiosité, suscite nos interrogations, et peut-être celle-ci principalement : « Portons nous quelque écho des gènes de nos aïeux ? » Mais lorsque le poids des pères se dévoile à nous et devient torture, lorsqu’il se met à nous ronger comme un cancer, eh bien la vie n’est jamais qu’un enfer.

Tel est le triste sort réservé à Adam, héros du premier roman de Luc Lecompte, Le Dentier d’Énée. Ce petit bedonnant, au dentier mal ajusté, encore puceau à un âge indu et timide comme pas un, enseigne le latin dans un collège où il s’échine à gagner l’intérêt de ses étudiants. Il doit se rendre à l’évidence : les héros troyens de Virgile n’ont pas à leurs yeux l’envergure des Gaulois de Goscinny. De plus, il s’expose à la risée de tout le collège, en raison de manies insolites auxquelles il s’adonne à la vue de tous. Un jour, sa vie dérisoire prend un tournant décisif. Ce pauvre bougre se voit plongé dans le premier d’une série de « black-outs génétiques », destinés à lever le voile sur les nombreux avatars qui ponctuent le tracé de ses quatre dernières générations. Logé au fond des « entrailles ancestrales », Adam assiste, impuissant, aux viols et aux meurtres qui marqueront ses aïeux. Dès lors, ces atrocités le gonflent d’une angoisse existentielle qui fait surface sous forme de visions d’étrons omniprésents, d’immondices chaotiques, au-dessus desquels il cherchera désormais à « enterrer ses morts ». « Les pères exigeaient le repos ».

Lecompte assied son roman sur la structure rigoureuse d’une dialectique qui est au cœur de l’existence troublée d’Adam : à la souillure se heurte la pureté, au désordre l’ordre, au monde l’homme. C’est qu’Adam n’a d’autre but que de pallier à son passé ancestral, chaotique et cauchemardesque, par un réseau d’ordre, espérant par là blanchir les horreurs qui émaillent sa lignée. Or ce passage du désordre à l’ordre, sur lequel s’édifie tout le roman, est malaisé, couvert d’excréments et d’odeurs nauséabondes. L’angoisse croissante d’Adam – éternel constipé – est soulignée par des diarrhées de plus en plus fréquentes. Un chapitre est consacré à un pari de pets entre garagistes crasseux et puants. Bref, le chaos pourchasse notre Adam, désespéré d’en hisser de l’ordonné. « Le désordre, autour de lui, reprenait le dessus » dit le narrateur, affirmant l’inextricable lien entre le merdier et l’entropie. Finalement, l’ordre aura raison du désordre et le tout se terminera sous forme d’happy end

Voilà que je soupçonne sous cette fiction scatologique l’inscription de savons scientifiques, plus précisément l’ordre par la fluctuation de Prigogine (Prix Nobel de chimie en 1977). De fait, notre science contemporaine postule le passage possible du désordre à l’ordre, le chaos en tant que ferment de l’apparition de l’ordre. Il me semble évident que le roman de Lecompte se joue sur ce concept de la thermodynamique : « Adam, par dessus tout, aimait l’idée d’un terrain découpé avec netteté, différencié pour ainsi due du chaos de l’univers ». Il n’est pas jusqu’aux corrections de copies d’étudiants qui ne rappellent cette théorie où Adam « tirait le différencié du chaos ». Les exemples sont innombrables. Le chaos se donne pour l’unique canal au bout duquel s’allume une étincelle d’ordonné. La loi qui fait l’ordre du monde, semble dire Lecompte, en écho de scientifiques comme Prigogine et Atlan, ne se déploie que sur fond de fluctuation. Fluctuation figurée ici par les flots de merde dans lesquels est plongé Adam.

Quant au fantastique, bien qu’il serve de mise à feu à l’action, il ne cherche pas à s’imposer au récit comme on pourrait le souhaiter, cédant la place aux dédales de la quête rocambolesque du héros. Aussi doit-on patienter jusqu’à la page 168 (sur les 215 que compte le roman) pour voir apparaître une question qui aurait dû dès le départ venir à l’esprit du personnage : « Ces black-outs, n’était-ce pas la folie qui l’envahissait ? » Cette incertitude tardive, qui d’ailleurs demeurera lettre morte, témoigne d’un fantastique banalisé, déclencheur d’un imaginaire que l’auteur s’interdit d’approfondir. Une lacune qui entache la crédibilité du petit latiniste, même si Lecompte sait nous le rendre attachant.

Toujours est-il que son talent est d’une maturité certaine. L’écriture, saccadée et imagée, soutient et ponctue l’action avec d’autant plus d’efficacité, qu’elle se situe au carrefour de divers registres ; à un humour burlesque se mêlent un pathétique le plus apitoyant, une scatologique galopante et un fantastique léger. Ajoutez un soupçon de tragédie virgilienne et vous obtenez un mélange en soi risqué, qui demande à être apprêté avec adresse. Pour ma part, Lecompte s’en tire très bien. Ce louvoiement entre les différents registres, doublé d’une problématisation d’un savoir scientifique, rend un son de liberté, d’intelligence et de folie confondus.

Que ses prochains romans fouillent ou non le fantastique ou la SF, Luc Lecompte apportera assurément un riche greffon à la littérature québécoise.

Fabien MÉNARD

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