Jean-Marc Gouanvic (dir.), Dix Ans de SF québécoise et Michel Lord (dir.), Anthologie de la SF québécoise contemporaine (SF)

Jean-Marc Gouanvic (anth.)

Dix Ans de SF québécoise

Montréal, Logiques, 1988, 305 p.

Michel Lord (anth.)

Anthologie de la SF québécoise contemporaine

Montréal, Fides, 1988, 265 p.

La parution quasi-simultanée de ces deux anthologies semble indiquer que le moment était venu de jeter un regard rétrospectif sur la SF québécoise, relativement jeune mais qui a parcouru énormément de chemin en 15 années. Depuis la naissance de Requiem et l’impulsion donnée par l’existence même de ce zine (et qui a conduit à la naissance d’autres revues comme imagine… ou Samizdat par exemple), les lieux de publication et les auteurs n’ont cessé de se multiplier, de sorte qu’un lecteur fraîchement initié au domaine éprouve certaines difficultés à rassembler le matériel de base pour explorer le passé du genre au Québec et évaluer ainsi son évolution. Ces deux anthologies visent à combler ce besoin ; malgré la diversité de leur contenu respectif et les principes différents qui ont dirigé leur composition, elles démontrent toutes deux la variété de la SFQ, et ce malgré une certaine uniformité de l’imaginaire. J’y reviendrai.

Je commencerai par quelques commentaires sur les livres en tant qu’objets, car les emballages nous permettent de tirer quelques enseignements quant aux intentions de ces éditeurs qui s’aventurent ainsi en SF. Dans chaque cas, le message « C’est de la science-fiction » est laissé exclusivement à la typographie. Les éléments graphiques n’indiquent en rien le genre littéraire des ouvrages. Pis encore, lorsqu’on m’a remis le livre de Gouanvic, j’ai cru un moment qu’on voulait me faire commenter un de ces plats ouvrages sur le MS-DOS ou les systèmes d’exploitation dont les éditeurs d’informatique ont le secret ; la maquette de la collection des éditions Logiques est en tout point semblable à celle employée par sa maison- mère Logidisque pour les pochettes de ses logiciels. Quant à l’ouvrage de chez Fides, il arbore un photo-montage qui rappelle vaguement les images de télédétection, dont se dégage une certaine impression d’étrange, mais qui ne connote aucun véritable signe SF. On cherche peut-être à rejoindre un public non encore accroché à la SF – en prenant pour acquis que les amateurs déjà convaincus achèteront de toute manière – mais je crains qu’on ne se retrouve le derrière entre deux chaises, du strict point de vue de la vente et de l’étalage commercial. Certains esprits tordus y verront une réticence à afficher SF (« the SF that dares not say its name »), mais je ne suis pas de ceux-là.

La publication d’anthologies de ce type pose toujours le problème des choix et des textes non retenus. Coïncidence, les deux anthologistes ont choisi à peu près la même période, c’est-à-dire les textes postérieurs à 1980. Est-ce à dire que ce qui a précédé est comparativement inférieur ? Les anthologistes ne s’expliquent pas en détail sur ce point, si ce n’est par une vague délimitation en 3 époques dans le cas de Lord. Ce dernier est d’ailleurs le seul à inaugurer son livre d’une préface élaborée, véritable essai sur le genre ; c’est une carence majeure du livre de Gouanvic. Lord quant à lui justifie le seuil de 1980 par le fait que c’est à ce moment que « la pratique commence à acquérir une certaine reconnaissance ». Pour lui, la SF ne semble donc prendre sa valeur que de par l’extérieur ; sa validité serait confirmée par des jugements extrinsèques et non intrinsèques. Plus loin, il mentionne parmi les grandes réalisations de la SFQ les divers prix littéraires, et monte en épingle le Grand Prix Logidisque de la SF et du Fantastique comme le plus significatif de tous. C’est disposer un peu rapidement à mon goût des actions concrètes des revues et congrès qui ont instauré leurs propres mécanismes de reconnaissance ; à mes yeux, le Grand Prix a depuis ses débuts affiché une déplaisante tendance à chercher à tout prix l’approbation de l’institution littéraires mainstream. Ailleurs dans sa préface, Lord parle des fanzines comme d’un pullulement, et utilise alternativement les appellations « genre » et « sous-genres » pour désigner la SF.

Mais là où le préjugé « anti-milieu SF » semble le plus manifeste, c’est lorsqu’on dénombre les auteurs qui ne se retrouvent pas dans son livre ; certains auteurs résolument et, surtout, franchement SF comme Jean Dion, Yves Meynard ou Francine Pelletier, n’ont pas été retenus, au profit des François Barcelo (qui proteste régulièrement contre l’appellation SF) ou Jean-Yves Soucy. Des textes certainement intéressants, mais qui ne représentent pas l’ordinaire suis generis du genre. Et lorsque Lord déplore l’absence de certains auteurs dans son livre, ce sont des gens comme Bernard Andrés, Jean Basile ou André Ber, qui ont peu ou prou fréquenté les revues spécialisées. Je me permettrai d’enfoncer un dernier clou dans le cercueil (qui peut certainement paraître un procès d’intentions, qu’autorisent cependant les caractéristiques que je relève) : dans l’énumération des Grands Prix Logidisque (ne cherchez pas la liste des prix Boréal, Septième Continent ni Solaris), on oublie la nouvelle de Francine Pelletier qui a remporté le Grand Prix l’an dernier, première année d’existence de la catégorie des textes courts.

Malgré ces réserves majeures, l’essai introductif de Lord est fort intéressant et réussit en une quinzaine de pages un résumé habile des théories sur le genre, tout en développant certaines idées de son cru ; admirez l’exploit, ce n’est pas facile, il suffit de lire les nombreuses autres préfaces similaires. Ce texte est complété par de longues et détaillées bio-bibliographies des auteurs ; sauf pour quelques négligences compréhensibles dans un projet de cette envergure (Élisabeth Vonarburg est décrite comme « directrice de Solaris » ; il y a bien 3 ans qu’elle a passé la main), ces textes feront office de référence pour plusieurs chercheurs, n’est dommage qu’ils seront amenés à fonder leurs travaux sur ce que j’interprète comme des biais de la part de Lord.

Mais ces anthologies doivent en dernière analyse faire leurs preuves par les textes proposés. Les deux anthologistes ont procédé de manière opposée pour leur choix. Gouanvic a demandé aux auteurs de lui suggérer la nouvelle à reprendre, du moment que les droits étaient libres (cette dernière condition explique l’absence d’Élisabeth Vonarburg dans sa sélection, tous ses textes étant retenus dans divers projets de recueils ou d’anthologies ; c’est du moins ce que m’a expliqué la rédaction de Solaris, qui m’a fourni les autres renseignements du présent paragraphe). Lord quant à lui, a choisi lui-même les nouvelles, se fondant surtout sur le critère de la longueur, puisque l’espace accordé par Fides est relativement limité. C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas retenu les auteurs que je mentionnais plus haut, mais le livre se serait facilement passé de la nouvelle d’Yves Thériault (parue en 1962 qui plus est !) et de celles d’autres auteurs « satellites » ; d’ailleurs, les nouvelles de Meynard par exemple ne sont pas très longues, tandis qu’« Escale à Boston-Mort » de Dion aurait facilement trouvé place dans le livre, après le sacrifice de textes moins forts. On semble avoir voulu présenter le plus de textes possible ; il aurait été préférable de faire représentatif et qualité, au lieu de simplement faire plus. Le problème ne se pose pas chez Jean-Marc Gouanvic, dont le livre est en quelque sorte un « choix des auteurs » ; seule critique, les « vieux » sont sur-représentés par rapport aux auteurs révélés au cours des dernières années.

La lecture de l’ensemble des textes est assez déprimante, non pas en raison de carences esthétiques majeures, mais plutôt par la nature des mondes représentés. Pollution galopante, cataclysme nucléaire, société répressive, dégradation des structures sociales, etc. voilà le menu qui nous est proposé. Ce pessimisme est d’ailleurs caractéristique de la SFQ ; y a-t-il une prédestination au malheur dans la conjoncture québécoise actuelle ? La SF américaine compte elle aussi sa part de dystopies et de lendemains qui déchantent, mais des anthologies de ce type, constituées à partir du corpus américain, seraient beaucoup plus équilibrées entre le pessimisme et l’optimisme. À mon avis, cela s’explique en grande partie par les réticences des francophones envers la science et par la relative inexistence de celle-ci dans les SF francophones (caractéristique que Lord n’a malheureusement pas assez de place dans sa préface pour traiter suffisamment en profondeur) ; pour une réflexion sur le sujet, je vous réfère aux commentaires de Luc Pomerleau dans son texte du prochain numéro sur la science et la SF, auxquels je souscris presque entièrement.

Il est toujours intéressant lorsqu’on relit des textes plus anciens d’un auteur de les confronter à ses récentes productions afin d’évaluer la progression de l’auteur sur son trajet littéraire. Dans certains cas, on constatera une démonstration accrue du potentiel imaginatif et une diversification d’un riche bagage de techniques littéraires ; chez Jean Dion par exemple, dont « La Vie sur Mars » (Gouanvic) est l’exemple parfait d’une tranche de vie découpée dans une existence morne, ou rien n’arrive vraiment, en contraste avec ses récents textes, mais déjà avec cette justesse de style et d’introspection qui le caractérise. Ou Alain

Bergeron (Lord), dont « La Voix des étoiles » explore avec cynisme les rapports entre l’auteur et sa fiction, un ton qu’on ne lui soupçonnerait pas à lire son roman ou sa nouvelle « Bonne Fête Univers » ; son texte dans le livre de Gouanvic (« Les Crabes de Vénus regardent le ciel ») révèle une autre facette, liée aux autres textes et comportant encore du neuf.

Pour d’autres, l’évolution est essentiellement stylistique. Par exemple, soulignons la sobriété des récents Sernine par rapport à ses premiers textes ; « Monsieur Olier devient ministre » (Gouanvic) et « Boulevard des étoiles » (Lord) forment d’ailleurs un contraste intéressant, bien que deux ans seulement les séparent. Pour d’autres, c’est une réutilisation à peu près constante des mêmes outils et matériaux thématiques et stylistiques ; le cas le plus patent est certes Esther Rochon qui de nos jours, pour reprendre l’heureux mot d’un collaborateur de Solaris, « fait du Rochon » (pensons à son ennuyeux « Devenir vivante » paru dans Dérives 5, cas exemplaire d’un auteur qui se cannibalise).

L’intérêt de ces anthologies, c’est aussi de redécouvrir ou découvrir certains textes ; ce fut le cas pour moi avec les deux nouvelles de Michel Bélil, l’une parue dans une revue que je n’ai jamais vue et l’autre dans imagine… pendant que j’étais à l’extérieur du pays, de sorte que je n’ai pu l’acheter en kiosque. Ces deux textes (« Travail de nuit : spectateur » et « Quintuplés en tous genres ») sont tous deux empreints de l’humour fréquent chez Bélil et de sa connaissance intime des mécanismes de la SF et de ses antécédents. À mon avis, Bélil est un des rares auteurs québécois de SF québécois à manipuler l’humour sans tomber dans le texte à chute, dont l’argument SF n’est que prétexte à un gag mince et bête (il y en a dans l’anthologie de Lord, je tairai leur identité par générosité). L’autre auteur qui réussit dans l’humour est sans contredit Jean-Pierre April, dont l’ironie et le cynisme travaillent depuis plusieurs années un univers fantasmatique très cohérent, et dont le grossissement réussit toujours à étonner et même à choquer le lecteur (par exemple « Impressions de Thaï Deng » (Gouanvic), dont le message semble être que les mâles sont inévitablement habités d’un esprit guerroyant inhérent).

Si j’avais à établir un score comparatif entre les deux anthologies (pratique injuste je sais, mais il n’est écrit nulle part que je suis tenu à la justice), je dirais que celle de Gouanvic remporte la palme ; les textes qu’elle contient sont plus forts, plus mémorables que ceux choisis par Lord, probablement parce qu’ils sont plus longs. On sait en effet que le texte court est plus difficile à réussir et plusieurs auteurs tombent dans le procédé lorsqu’ils ne disposent pas de la longueur suffisante pour « enrober » une idée de départ insuffisante. Finalement, c’est peut-être le texte court qui sépare justement les grands auteurs des petits. La moitié de ceux dans l’anthologie de Lord ne passent pas l’épreuve.

Par contre, les deux livres font la preuve une fois de plus du très bon niveau de la SFQ, dans toutes ses tendances, et valent plus qu’un simple détour. Le prix sera peut-être le facteur décisif pour le choix (8 $ pour celle de Lord et 25 $ pour Gouanvic ; le prix me semble d’ailleurs le défaut rédhibitoire des ouvrages des Éditions Logiques). Et si on se donnait rendez-vous dans 10 ou 15 ans pour voir quelles anthologies rétrospectives seront réunies à ce moment ? Pourquoi pas ; le résultat sera certainement le sujet de discussions et empoignades passionnantes.

Mike ARCHAW

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