Jean-Pierre April, Télétotalité (SF)

Jean-Pierre April

Télétotalité

Montréal, Hurtubise HMH (L’Arbre), 1984, 215 p.

La révolution n’aura pas lieu

Télétotalité, de Jean-Pierre April, réunit cinq nouvelles écrites entre 1980 et 1984. Une seule est inédite, celle qui ouvre le recueil. L’auteur a voulu donner à celui-ci une unité d’inspiration, en regroupant des textes qui interrogent le pouvoir de l’image télévisuelle. Mais en même temps, April se piège lui-même, puisque la succession des quatre premières nouvelles montre à quel point son imaginaire éprouve de la difficulté à se renouveler.

À peu de choses près, April utilise presque toujours le même concept ; Stéréo-fusion et TD-Fiction ne sont que des variantes de la télévision. Leur emprise sur la conscience des individus se développe de la même façon dans chaque cas. La télévision apparaît comme un nouveau pouvoir qui asservit les masses et les maintient dans un état d’hébétude. Comme le message est identique dans les quatre premiers textes, nous nous en tiendrons au cadre, qui est susceptible de présenter des différences intéressantes.

Dans « L’Éternel Président », April situe l’action dans un pays sud-américain ravagé par la violence quotidienne. Les militaires se maintiennent au pouvoir en utilisant une télévision qui retransmet une image toujours rassurante du Bon Président. Miguel, le personnage principal, est conscient du fait que, pour ébranler le régime, les révolutionnaires doivent s’en prendre à cette image. Mais, comme c’est souvent le cas dans les fictions d’April, le personnage est broyé par la mécanique qu’il a mise en place, pris à son propre jeu. Le pouvoir, un moment menacé, est plus solide que jamais. L’auteur utilise le thème du simulacre dans un cadre de « thriller » politique qui réussit à convaincre ; cela tient à l’évocation de la situation politique et sociale du pays expliquée par l’analyse des mouvements révolutionnaires. Les mots espagnols qui émaillent le texte ajoutent aussi au réalisme saisissant de certaines scènes. On peut toutefois reprocher à cette nouvelle d’être un peu trop descriptive et de manquer de rythme par moments.

J’ai déjà parlé de « Chronostop » lors de la sortie d’Espaces imaginaires I. L’auteur emprunte le ton du récit policier pour raconter une histoire de disparition de vieillards. À la relecture ce texte m’a paru plus faible. L’humour et la parodie relèguent au second plan la critique sociale du rêve institutionnalisé.

« Trois Nuits dans la vie d’un sous-homme » se distingue par sa démesure et son délire d’image. Jamais April n’a été aussi proche de l’oeuvre d’Emmanuel Cocke que dans cette nouvelle violente, érotique et survoltée. Les images porno projetées dans le subconscient de Jos Zhéros stimulent son métabolisme qui produit alors de la septimime, une drogue fort appréciée. À l’instar des nouvelles sur « Coma », celle-ci repose sur un argument scientifique rendu de façon confuse. April n’est décidément pas un bon vulgarisateur. Mais ce texte va plus loin que les autres dans la dénonciation de l’image comme instrument de pouvoir. Il ne s’agit plus ici d’une aliénation consentie et apparemment tranquille comme dans « Chronostop » mais d’une exploitation et d’un viol des fantasmes les plus intimes de l’individu.

« Télétotalité », datant de 1980, est le texte dont découlent tous les autres. La TD-Fiction, c’est à la fois la fascination exercée par l’écran de télévision, la formidable manipulation qu’elle légitime au nom de la paix et de l’ordre, et la représentation des mythes et fantasmes enfouis au coeur de l’inconscient collectif. April va cette fois au-delà de l’image projetée sur l’écran ; il ne cherche pas seulement à savoir qui la manipule, mais encore ce qu’elle contient : c’est ainsi qu’il en arrive à mettre en lumière le mythe qui continue de hanter sa société hautement technologique. Ce mythe du primitif vivant dans une nature encore vierge, et qui a conservé ses traditions ancestrales, April se sert judicieusement du mode de vie Inuit pour l’illustrer. Il peut ainsi aborder aussi le thème de la religion.

La cinquième nouvelle entretient peu de rapport avec les précédentes. « Canadian Dream » est une uchronie loufoque sur la découverte du Canada, inventé par un Jacques Cartier trafiquant de diamants pour dissimuler son commerce. La force de la nouvelle réside dans la représentation du Canada comme pays fictif : texte politique important qui n’est pas sans rappeler la satire féroce de J. Godbout dans Les Têtes à Papineau, à la différence qu’ici le point de vue est extérieur, à la façon d’un reportage télévisé.

April a pris du métier depuis La Machine à explorer la fiction. Pourtant, je ne peux m’empêcher de constater que les deux nouvelles les plus riches sont aussi les plus anciennes. Certes, « L’Éternel Président » présente un registre et un monde nouveaux (cadre réaliste, absence d’humour, écriture assagie), mais les deux nouvelles plus récentes, « N’ajustez pas vos hallucinettes » et « Angel » ne sont pas des réussites. Les fictions de J.-P. April ont un petit côté brouillon sympathique et dénotent une imagination fertile, mais la satire sociale s’essouffle quelque peu en se concentrant toujours sur les mêmes cibles. Faire d’April « le chef de file de la SFQ » dans ces circonstances, me semble une affirmation prématurée à laquelle je ne souscris pas.

Claude JANELLE

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