Bernard Noël, Contes pour un autre oeil (Fa)

Publié dans la collection Murmures du temps des Éditions le Préambule, Contes pour un autre oeil de Bernard Noël aurait pu tout aussi bien l’être dans la collection Chroniques de l’au-delà. Ce choix éditorial laisse perplexe. Le recueil de Noël est composé en effet de neuf contes fantastiques qui, comme l’indique le titre, sollicitent un regard différent, proposent un rapport neuf avec la réalité. Il n’est cependant pas à la hauteur de ce programme ambitieux.

L’auteur fait appel à la capacité du lecteur de croire en l’incarnation physique de la vie, de Dieu ou de ses phantasmes et passions. Cet autre oeil, c’est celui qui, plutôt que d’être tourné vers l’extérieur pour observer le monde, est tourné vers l’intérieur de soi, à l’affût d’un monde imaginaire. On ne s’étonnera pas de l’importance du regard dans ces textes. Tout passe par l’oeil, la vue étant le sens qui donne leur existence aux choses et aux êtres. Tout peut exister et existe effectivement dès que le narrateur affirme : « Je l’ai vu de mes yeux vu. » Affirmation sans réplique qui constitue l’ultime preuve.

Mais il n’est pas donné à tous les personnages de Bernard Noël (ne pas confondre avec le poète français) d’en dire autant. Plus souvent, ils sont à la recherche d’un absolu qu’ils ne réussissent pas à atteindre. Ainsi, dans le premier texte intitulé simplement « Liminaire », un fou fait les cent pas sur le versant ténébreux de la planète Terre. Il marche depuis des siècles pour avoir une vision globale du monde mais il se rend compte aussi que, où qu’il soit, il y a toujours un versant de la planète qui demeure caché. Il est condamné à marcher comme Sisyphe à rouler sa pierre au sommet de la montagne. S’il rencontrait quelqu’un – une femme de préférence –, il pourrait peut-être voir dans ses yeux l’autre moitié de la planète.

Par contre, dans le dernier conte, « Rosaire et Rosaline », le couple amoureux parvient à la fusion totale et s’élève dans le ciel, libéré de l’attraction terrestre. Cette épiphanie des corps rappelle le paradis terrestre et l’innocence perdue, Rosaire et Rosaline personnifiant Adam et Ève, le couple premier. L’amour transforme le couple en dieux et la beauté de l’acte incite les passants à faire de même sur la rue Sainte-Catherine.

Entre l’échec et l’errance du premier conte et la réussite et la communion amoureuse du dernier, il y a une différence dans la qualité du regard et surtout, la présence d’une femme, d’un autre être humain. Pour que le regard existe, il doit être capté par quelqu’un d’autre qui, ce faisant, révèle l’individu à lui-même : « Rosaire y lut d’emblée l’expression, évidente pour lui à ce moment-là, d’une sorte d’extase bienheureuse qui faisait de Rosaline entière un véritable abîme de grâce et de beauté dans lequel il deviendrait merveilleux de s’abandonner sans réticence, un abîme dont l’attrait magnétique s’avérait d’une puissance surprenante… » (p. 149).

Les personnages de Noël atteignent rarement cet état de grâce qui les apparenterait à ceux de Pierre Châtillon. Leur existence se déroule sous le signe de l’angoisse, de la tristesse ou du désenchantement. Dans « Charlie et ses inquiétudes », Charlie est un pauvre type qui porte sur ses épaules les tourments, les hantises, les cauchemars et les craintes du monde. Un jour, son ami Omer-la-Patte le convainc de se débarrasser de ce sac dans lequel il transporte ses soucis. Mais Charlie se fait du souci parce qu’il a balancé ses remords dans la rivière et il plonge au fond de l’eau où repose son sac.

Mais d’où vient ce sentiment de culpabilité chez Charlie ? Dans sa jeunesse, Charlie a été marié mais sa jalousie maladive a tué sa femme Sarrazine. Il a trouvé cette façon d’expier sa faute alors qu’il aurait pu échapper à sa condition humaine par l’amour.

Même un Dieu sans compassion, incapable d’amour, n’est pas plus heureux qu’un mortel. C’est ce qu’on retient de ce court conte, « La Main gauche », qui rappelle que la pulsion de mort est plus forte que tout. L’auteur y représente l’Homme comme une créature dont l’existence est intimement liée à la conscience de Dieu. La mort serait-elle due à un moment de distraction chez ce « petit vieillard tout sec (…) assis sur la même pierre depuis des millénaires » ?

En tout cas, la vie est plus invitante, que l’auteur représente sous les traits d’une femme magnifique, de l’idéal féminin. Le narrateur de « La Vie » est un médecin qui revient dans un hôpital où il a déjà pratiqué. Il l’avait quitté parce qu’il en avait assez de côtoyer la mort. Voilà que les choses ont un peu changé sous l’influence d’une femme, la Vie, et que la joie de vivre illumine quelque peu cet établissement autrefois sinistre.

Quel est le secret de la Vie ? Elle fait entrer des hommes comme pensionnaires dans cet hospice pour femmes. « Elle répétait souvent que toute femme, quel que soit son âge, quelle que soit sa condition, a besoin de la présence d’un homme dans sa vie pour être femme, que la femme est faite pour la compagnie de l’homme, que c’est la nature qui le veut ainsi, et que Dieu lui-même ne saurait désavouer son oeuvre. »

 (pp. 112-113). Voilà des paroles qui ont de quoi surprendre de nos jours, d’autant plus qu’il n’y a là aucune intention humoristique. En fait, cet exemple traduit bien l’entreprise de Bernard Noël dans ce recueil : une remise à jour des images romantiques qui supportent une représentation de la vie s’articulant autour de la notion de l’amour et nourrie par une conception dépassée de la femme. Les romantiques seraient-ils, sans le savoir, les pires machos ?

Ce n’est pas tant dans la formulation du bonheur que dans sa représentation que le recueil de Bernard Noël fait figure de manifeste d’arrière-garde. Que l’amour soit la seule valeur authentique qui garantisse le bonheur de l’être humain et que le malheur de ce dernier provienne de sa solitude, fort bien ! La méprise de l’auteur est de renforcer cette certitude par une représentation réductrice et dévalorisante de la femme.

Quand celle-ci atteint une dimension surnaturelle comme dans « La Ville de la grosse Emma », elle est représentée comme une divinité féminine monstrueuse. Emma accouche d’une ville nouvelle qui écrase l’ancienne. Je serais tenté de voir dans cette nouvelle une véhémente dénonciation du féminisme imposant sa nouvelle loi à l’Humanité.

Une autre situation d’horreur se produit dans « Une ville, une fleur, un jour » quand une fleur grandit et prolifère à un point tel qu’elle détruit la ville de Norandamos. La beauté peut donc engendrer le désordre et le chaos, allusion indirecte à une nature qui se retourne contre ses enfants. Le tort de cette ville aura été de vivre en marge des querelles et d’avoir cultivé la joie de vivre et la douce tranquillité. L’utopie sociale n’est pas possible chez Bernard Noël. Seule l’utopie amoureuse a une chance de contrer la destruction.

À travers ces contes qui illustrent différentes visions du monde et le perpétuel combat de la vie contre la mort, on se demande bien ce que vient faire dans ce recueil une nouvelle intitulée « L’Acteur ». Cette banale histoire de vengeance se raccroche au thème de la malédiction qui traverse plusieurs contes mais elle n’atteint pas leur dimension archétypale.

L’auteur a la malencontreuse idée d’entremêler la réalité et la fiction en choisissant d’appeler son personnage principal Roméo Pérusse, du nom du comédien de cabaret bien connu. Noël raconte l’histoire d’un acteur qui retourne dans sa ville natale après avoir récolté gloire et fortune. Il espère obtenir enfin l’amour et l’admiration de la population de son patelin. Jusque-là, on peut prêter foi aux propos du narrateur. Quand l’acteur humilié met en scène sa pendaison pour venger son honneur, on ne marche plus, sachant que Roméo Pérusse est toujours vivant. Le reste n’est plus que du Grand-Guignol.

Il n’est pas facile de définir le fantastique de Bernard Noël. S’il constitue pour l’auteur un moyen privilégié pour exprimer sa vision du monde et sa conception de la condition humaine, il n’emprunte pas que d’une source. Il s’alimente parfois à la métaphysique en mettant en scène des personnages qui incarnent la vie, la mort, l’amour, Dieu. Il se nourrit aussi d’obsessions, de phantasmes personnels mais aussi de peurs collectives.

Dans Contes pour un autre oeil, le bonheur paraît fragile, éphémère, quand on a réussi à l’atteindre. La plupart du temps, on le cherche ou on se désâme parce qu’on l’a perdu. Les divinités maléfiques – le mauvais oeil – sont toujours prêtes à détruire l’ordre et la lumière mais la vie à la vie dure. Il faut néanmoins la foi et une grande naïveté pour arriver à planer comme Rosaire et Rosaline dans le ciel.

Cette assomption amoureuse qui conclut le recueil chasse tous les cauchemars plus ou moins supportables qui peuplent cet univers. Sachons profiter de ce moment de grâce. Connaissant Bernard Noël, il sera de courte durée, ses personnages n’ayant pas l’aptitude au bonheur.

Bernard Noël

Contes pour un autre œil

Longueuil, Éditions le Préambule, 1985, 154 p.

Claude JANELLE

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