François Barcelo, Agenor, Agenor, Agenor et Agenor (SF)

Un roman inventif et plein d’humour

Avant la parution d’Agenor, Agenor, Agenor et Agenor, François Barcelo était complètement inconnu du public et il n’avait encore publié aucune nouvelle dans les revues de SF au Québec. Aussi, ce roman de plus de trois cents pages en a-t-il surpris plus d’un par sa qualité, un peu comme l’avait fait Alain Bergeron quand est paru Un été de Jessica. À la différence de ce dernier toutefois, Barcelo vient de faire paraître un deuxième roman dont l’action puise aux sources de la préhistoire.

Une première caractéristique distingue Agenor… des autres romans québécois contemporains de SF. L’auteur situe en effet le début de l’action vers 1884, dans les Laurentides, et elle s’étend sur une période d’environ trente-cinq ans. Il est rare que les romanciers de SF imaginent des rencontres du troisième type dans le passé, plutôt que dans le présent ou l’avenir. Cela est encore plus rare que ces rencontres aient lieu au XIXe siècle. Voilà sans doute ce qui fait le charme et l’originalité du récit touffu et picaresque de François Barcelo.

En outre, Agenor… cultive l’humour et le burlesque même dans les moments les plus tragiques, ce qui rompt avec le sérieux un peu guindé qu’affiche parfois la littérature de SF Le roman de Barcelo multiplie les situations cocasses, les expressions désopilantes, les réflexions amusantes et les jeux de mots inventifs. Le comique est d’ailleurs le moteur de ce récit extravagant et échevelé. On ne s’ennuie pas un instant à la lecture de ces aventures les plus fantaisistes les unes que les autres. L’auteur démontre une imagination joyeusement débridée qui n’est jamais à cours de ressources.

Quant à la forme du roman, elle met à contribution une technique que j’appellerais une maille à l’envers, une maille à l’endroit. Tous les chapitres impairs contiennent la narration proprement dite du récit, c’est-à-dire l’histoire chronologique des événements suscités par la venue d’un extraterrestre dans le petit hameau de Sainte-Robille. Quant aux chapitres pairs, ils constituent des apartés dans le déroulement de la trame principale. L’auteur en profite alors pour résumer les antécédents des principaux protagonistes de l’histoire ou pour expliquer la présence de personnages qui auront une influence sur le destin des principaux acteurs du récit dans le chapitre suivant. Retours dans le passé, projections dans le futur ou sur d’autres planètes forment l’essentiel des chapitres pairs.

Cette alternance, loin de ralentir l’action, l’enrichit constamment et la relance. Agenor… est tout à la fois un roman du terroir et un roman de SF. Ce mélange des genres produit une mixture explosive dont le principal effet est de divertir le lecteur. Tout commence avec la venue d’un Blanantais qui s’écrase avec son vaisseau spatial tout près de Sainte-Robille, un petit village de cinq maisons, perdu dans les bois, loin de toute civilisation. Les habitants de ce hameau, qui sont des gens simples et indépendants, accueillent cet être étrange qu’ils prennent pour un animal.

Tout en respectant l’imagerie populaire véhiculée par les romans de SF des récentes décennies, l’auteur la subvertit également et s’en moque gentiment. Ainsi, son extraterrestre est un petit bonhomme vert, mais, surprise ! sa peau n’est pas verte comme le croient les gens de Sainte-Robille. Il est revêtu d’une combinaison verte qui cache la peau rose de son corps. Barcelo aime user de telles astuces tout au long de son récit.

Après quelques années passées en compagnie de ces humains qu’il apprend à aimer, Agénor est récupéré par les siens, mais non sans voir auparavant laissé un petit polichinelle dans le tiroir de Désirée, la fille aînée de Tramore O’Brien, l’inspecteur des chemins. Après avoir donné naissance à un garçon qu’elle appelle Agénor, elle suit un prospecteur d’or qui se rend à Voldar où, croit-elle, la fortune l’attend. Elle est accompagnée de Marie-Clarina, une jeune veuve qui avait pris sous sa protection Agénor le Blanantais. Le père de cette maîtresse femme avait été le premier à s’établir à Sainte-Robille et il s’appelait Agénor, nom qu’elle a donné au visiteur extraterrestre.

Mais à Voldar, les deux femmes ne trouvent que la misère et la maladie. Après une quinzaine d’années marquées par une longue grève à la mine d’or d’Isidore Généreux, la première de toute l’Histoire des Régions du Haut, elles décident de s’installer à Ville-Dieu, la capitale. La situation économique n’est guère plus favorable en ville. Désirée devient une prostituée fort en demande en raison de sa beauté. Un jour, elle rencontre Hilare Dion, et devient sa maîtresse. Son fils Agénor, qui est maintenant un beau jeune homme blond et robuste, devient l’amant de Mélodie d’Amour, la femme d’Hilare Hyon. Par esprit d’aventure et pour conquérir son indépendance, Agénor s’engage volontaire et s’en va combattre sur l’Ancien Continent où il trouvera la mort. Mais avant de partir pour la gloire, il a eu le temps de faire un enfant à Mélodie d’Amour, qui accouche, dans les dernières lignes du récit d’un petit Agénor.

Ce résumé escamote un grand nombre de rebondissements et de péripéties, sans compter les intrigues secondaires esquissées dans les chapitres pairs.

Mais il rend compte, je pense, du souffle burlesque de l’auteur. La vie difficile des colons isolés, la ruée vers l’or, la guerre de Sécession, les débuts de l’industrialisation, la Première Guerre Mondiale, tout y passe.

Agenor… propose une vision du passé qui n’a rien d’un documentaire certes, parce qu’elle est transposée par la fiction, mais qui n’en conserve pas moins un caractère d’authenticité et de vérité. Mais ce roman n’est pas exclusivement tourné vers le passé. Les chapitres consacrés aux épisodes de l’espace, aux moeurs des différentes races qui habitent la planète Blanante, à un explorateur de la planète Miramonde, au passé d’Agénor l’extraterrestre permettent à l’auteur de tourner en dérision certaines réalités sociales actuelles.

François Barcelo, qui a travaillé dans la publicité, se moque de ses méthodes parfois débiles. Sa verve satirique s’exerce aussi aux dépens de la TV, du libéralisme des moeurs, de la sexualité, du sport et de l’arrogance des éditeurs. En se ménageant des ouvertures sur la réalité contemporaine grâce à la nature des chapitres pairs, Barcelo a réussi à concilier brillamment le passé et le présent, le traditionalisme et le modernisme, la société primitive et la société post-industrielle.

La meilleure preuve en est cette description d’une partie de crosse entre les Boulistes, l’équipe du collège de Tramore, et les Simoun, membres d’une tribu indienne « évangélisée ». Ce match, surnommé « match aux dix gallons de sang » rappelle la violence de Rollerball, le film futuriste de Norman Jewison.

Enfin, François Barcelo réussit un habile dosage de couleur locale et d’universalisme. Le lecteur québécois reconnaîtra plusieurs lieux de son territoire car l’auteur transforme à peine leurs noms (i.e. Voldar pour Val d’Or). Cependant cette connaissance de la géographie et de l’histoire n’est absolument pas une condition essentielle pour goûter toutes les subtilités de ce récit, car il est tellement bien maîtrisé par l’auteur qu’il se suffit à lui-même.

François Barcelo a écrit un roman ouvert à toutes les fantaisies, un roman dont l’humour intarissable apporte un nouveau ton à la SF. À ma connaissance, seul Emmanuel Cocke a déjà utilisé l’humour et la parodie avec autant de bonheur et avec une égale constance dans L’Emmanuscrit de la mère morte et Va voir au ciel si j’y suis. Toutefois, l’entreprise littéraire de Barcelo est beaucoup plus près, par son cadre rural et son propos, du court roman de Marcel Moussette, Les Patenteux. Mais le roman de Barcelo est beaucoup plus ambitieux, rabelaisien et réussi.

Voilà une superproduction romanesque comptant des douzaines de personnages et des millions de figurants, comme l’écrit l’éditeur. Même le cinéma américain ne peut plus se payer ces extravagances. François Barcelo est le Francis Ford Coppola de la littérature québécoise. Il faut lire ce livre écrit visiblement dans le plaisir, pour le plaisir du lecteur.

Claude JANELLE

François Barcelo

Agenor, Agenor, Agenor et Agenor

Montréal, Les Quinze, 1980, 318 p.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *