Collectif, La Nouvelle Barre du jour 89

Neuf auteurs, dix nouvelles, voilà le menu que nous propose le numéro 89 de La Nouvelle Barre du jour (NBJ) consacré au fantastique québécois. Ce numéro spécial a été préparé par André Carpentier et Marie-José Thériault, deux auteurs de fantastique connus dans le milieu.

La préface, signée par André Belleau, ne cherche pas à voler la vedette aux prosateurs. Mais en deux pages, Belleau soulève des questions primordiales sur le genre et propose sa propre définition du fantastique. « Comment ne pas voir que le fantastique donne forme aux hantises et aux fantasmes du groupe ? Certes, cela ne s’est jamais fait et ne se fera jamais en clair : le texte nous fournit une sorte d’équivalent symbolique du réel, non une copie conforme. » Plus loin, Belleau affirme : « Le fantastique, quoi qu’on dise, est un signe de maturité : une société commence à se donner à elle-même le spectacle figuré de ce qui, sourdement, profondément, la travaille ». Enfin, le préfacier énonce que « le fantastiqueur, c’est celui ou celle qui, en notre nom, accepte de ne pas détourner les yeux de la Gorgone ».

Ces écrivains qui s’exposent ainsi au commerce des gnomes, des esprits maléfiques, des forces surnaturelles, ont pour noms ici : Yves Thériault, Esther Rochon, André Carpentier, Marie-José Thériault, Jacques Benoit, Daniel Sernine, Camille Bouchard, Jean-Yves Soucy et Michel Bélil.

À tout seigneur, toute horreur (pardon, honneur !) : Yves Thériault. Cet écrivain n’a plus besoin de présentation. Il lui revenait de droit d’ouvrir ce numéro, lui qui, le premier des auteurs contemporains, a écrit des textes fantastiques réunis sous le titre de Contes pour un homme seul en 1944. La nouvelle qu’il publie dans la NBJ, « Le Merdier de Verin », est inférieure à son talent. Certes, on reconnaît là le monde propre à Thériault : un hameau à flanc de montagne, un héros difforme et infirme rejeté par sa communauté mais en étroite communion avec la nature, un cataclysme presque naturel par où s’introduit une pointe de fantastique. Quand Vérin aura fini de creuser son trou, à la recherche du chant de la terre, les villageois qui l’observent au bord du précipice et rient de lui sont projetés dans le trou et recouverts par une avalanche. « Puis de la terre monte un chant nouveau, triomphant cette fois. Ce n’est plus une musique lente et douce, et envoûtante, mais un éclatement victorieux » (p. 12).

« L’Escalier » d’Esther Rochon constitue, à mon avis, la meilleure nouvelle du numéro. L’auteur développe une très belle allégorie sur la vie à partir de l’image de l’escalier. L’héroïne, Vrilis, monte sans fin un escalier entouré de brume afin d’échapper à l’eau dont le niveau monte au même rythme. Chemin faisant, elle rencontre de la glaise dans les marches et modèle les êtres qu’elle a connus avant de quitter sa ville pour s’engager dans cet escalier sans fin. Puis, un jour, elle débouche sur un palier : l’escalier est interrompu. Vrilis est rendue au bout de son existence, qui fut une succession de petites joies et de petits drames. Ceux qui ont lu En hommage aux araignées retrouveront dans cette nouvelle la manière d’Esther Rochon qui écrit des choses profondes sur la vie en un style simple, dépouillé et rempli d’images toujours justes.

Elle a une façon de représenter la vie comme une chose allant de soi, avec une sagesse toute épicurienne. Une douce tranquillité transcende le récit, malgré les tourments auxquels doit faire face l’être humain. Esther Rochon est un auteur rafraîchissant à lire, malgré la gravité du propos.

Avec « Jorge ou le miroir du mage », André Carpentier nous livre une nouvelle dont l’intérêt réside plus dans la description de son personnage que dans le climat fantastique. Il fait montre d’un sens du détail et d’une finesse remarquable en ce qui a trait à la psychologie de Jorge. Carpentier se montre même satirique : « Dans l’après-midi, il occupa presque tout son temps à la façon d’un fonctionnaire, à déplacer le travail, à mettre de l’ordre dans ce qui restait à faire et à établir de nouvelles échéances ». (p. 30)

Carpentier décrit un obscur gratte-papier qui entrevoit son avenir dans un miroir et qui tente d’échapper à son destin. Le thème des visions prémonitoires n’est pas nouveau : Jean Tétreau l’a exploité dans son dernier livre Prémonitions. En fait, même si elle est de qualité, la nouvelle de Carpentier contient plusieurs clichés du genre. Premièrement, le miroir, qui renvoie à Jorge l’image de ce qui l’attend, est un accessoire auquel ont souvent recours les auteurs de fantastique. Évidemment, cet objet est fort utile dans l’économie de ce genre parce qu’il permet à celui qui s’y mire de se voir de l’extérieur. La tentation est donc grande chez l’écrivain de faire en sorte que l’image ne corresponde pas à la réalité de l’objet qui s’y projette. Dans le même numéro de la NBJ, Camille Bouchard utilise également le miroir, mais pour une autre fin.

Deuxièmement, le personnage de rond-de-cuir utilisé par Carpentier représente l’exemple-type du héros ordinaire que rien ne prédestine aux hallucinations ou aux rencontres avec le surnaturel. Bien sûr, par son anonymat, par sa médiocrité, ce personnage sans relief a pour but de rendre plus crédible l’histoire qui est racontée au lecteur et de lui faire croire que cela aurait aussi bien pu lui arriver à lui. Il serait intéressant de faire une étude sur l’utilisation du petit fonctionnaire dans le fantastique, tant ce type de personnage est souvent employé pour caractériser la routine d’une vie, la ponctualité, l’esprit cartésien. L’insolite et l’irréel prennent d’autant plus de relief aux yeux de ce personnage qu’il est habitué aux faits rationnels et à la rigueur de la réalité.

Dans sa nouvelle, Jean-Yves Soucy en fait d’ailleurs son personnage principal. Il diffère cependant de celui de Carpentier puisqu’il s’adonne à un fétichisme qui en dit long sur sa personnalité et sur sa vie sexuelle : il collectionne les bottes. « M. Thiouin » entretient avec les bottes féminines qu’il achète une véritable relation amoureuse. Il couche avec elles, les possède, les mate, puis les remise dans un placard. Soucy n’en dit pas plus mais l’attitude du personnage parle d’elle-même. On devine que M. Thouin est un homme qui ne sait pas parler aux femmes, qui souffre d’un complexe d’infériorité et peut-être même d’impuissance sexuelle, qu’il n’a sans doute jamais couché avec une femme.

Un jour, il achètera une paire de bottes qui se révéleront être possédées et qui n’auront de cesse de le traquer tant qu’il ne sera pas mort parce qu’il a osé les délaisser. À l’asile, attaché à son lit de patient, il sera broyé comme un insecte par ces bottes. La nouvelle de Soucy mérite le deuxième rang dans cette mini-anthologie.

Daniel Sernine est un familier de la revue Solaris. Je n’avais pourtant encore jamais lu aucune de ses œuvres. La NBJ, en publiant « La Pierre d’Érèbe », me permet de remédier à cette situation. D’inspiration classique, sa nouvelle se lit bien et raconte l’histoire d’une pierre capable de faire apparaître Sourador, le Sournois, l’une des trois Puissances du Mal, si ses adorateurs prononcent certaines formules magiques en présence de cette pierre. On fera tout pour la dérober à la grand-mère de Simon. Dans cette nouvelle, Sernine continue d’explorer son univers imaginaire, le faubourg Saint-Imnestre, et il semble avoir considérablement amélioré sa technique d’écriture. Il fait la preuve que c’est en écrivant qu’on devient écrivain.

L’univers fantastique de Sernine s’apparente à celui de Michel Bélil, mais ce dernier ancre son texte dans la réalité, au départ. C’est quand le texte de Michel décolle, de la réalité qu’il se rapproche le plus de l’univers imaginaire de Sernine. « Cocktail », plus encore que « Amputation », s’inscrit résolument dans la réalité la plus quotidienne. Cette courte nouvelle de deux pages, peut-être parce qu’elle se veut trop réaliste justement, convainc difficilement. Un couple prépare un gueuleton pour des amis et se fait avaler par des bouteilles de Feux Follets. « Cocktail » illustre, à mon avis, la principale faiblesse de Michel Bélil : un manque de crédibilité qui est dû à une transition inadéquate, dans le récit, du mode réaliste au mode fantastique. Il est plus facile de situer d’emblée le récit dans le merveilleux, comme le fait Esther Rochon, par exemple, ou dans le surnaturel, comme Sernine, que de glisser imperceptiblement d’un mode à l’autre. « Amputation », la deuxième courte nouvelle de Michel, le prouve amplement. Elle est beaucoup plus significative et cohérente. Il n’est pas inutile de souligner en passant que Michel Bélil est le seul qui ait deux nouvelles dans ce numéro.

Le gagnant du Prix Dagon 1979, Camille Bouchard, publie pour sa part une nouvelle intitulée « Depuis la mort de grand-père ». Il s’agit d’un récit assez banal qui est sauvé par la tendresse que voue un garçonnet à son grand-père décédé. Ce dernier converse avec son petit-fils à qui il apparaît dans le miroir qui lui appartenait. L’enfant reçoit l’enseignement sur les choses de la vie, de la mort, de l’amour. Cette nouvelle est un hommage tendre à tous les grands-pères et elle comporte une chute intéressante.

Quant à Marie-José Thériault, elle nous offre une nouvelle d’une écriture si étudiée qu’elle tue le plaisir de la lecture. Des phrases longues et contournées, à la manière de Marie-Claire Blais, de Claudette Charbonneau-Tissot, à la manière de l’écriture féminine des dernières années. Cette histoire d’une femme, « Lucrece », qui aspire au détachement d’elle-même, à l’immobilité créée par le gel, n’est pas sans intérêt.

Enfin, Jacques Benoit nous offre un extrait d’un roman en préparation. La nouvelle s’intitule « La Confession de Gisèle » et souffre de cette situation. C’est la plus grosse déception du numéro, compte tenu que Benoit a écrit des romans fantastiques de haute qualité en Jos Carbone et Les Princes. Cette nouvelle se situe beaucoup plus dans la veine gaillarde et friponne de Patience et Firlipon, avec son fantasme sexuel féminin qui, chez Gisèle, est représenté par un serpent qui s’introduit dans son vagin.

Le bilan de ce numéro spécial de la NBJ sur le fantastique est positif à plusieurs égards, ne serait-ce que parce que les jeunes écrivains qui ont fait leurs armes dans des revues spécialisées comme Solaris éclipsent leurs aînés, Yves Thériault et Jacques Benoit. C’est un signe de santé indéniable. On peut regretter que l’éventail d’auteurs réunis dans ce numéro ne soit pas plus vaste, que des écrivains comme Michel Tremblay, Jean Tétreau et Anne Hébert n’y figurent pas. Il est certes difficile de réunir un grand nombre d’auteurs dans une revue littéraire en quelques mois, beaucoup plus difficile en tout cas que pour une véritable anthologie du genre.

Néanmoins, le seul fait que des nouvelles fantastiques aient été publiées dans une revue littéraire aussi cotée que La Nouvelle Barre du jour indique bien que le fantastique, au Québec, gagne de plus en plus ses lettres de noblesse. Ce n’est peut-être pas une consécration, mais cet événement prend une telle valeur pour ces auteurs, surtout les jeunes, qui ont ainsi la possibilité de sortir du ghetto littéraire qu’est le fantastique au Québec. Ils n’ont rien contre l’idée d’être récupérés par la littérature avec un grand « L ».

Pour commander ce numéro de La Nouvelle Barre du jour :

La Nouvelle Barre du jour, C. P. 131, Succ Outremont, OUTREMONT, Qué., H2V 4M8

Le numéro 89 (Fantastique) se vend $3.50.

Claude JANELLE

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