Mireille Gagné, Le Lièvre d’Amérique (SF)

Mireille Gagné

Le Lièvre d’Amérique

Chicoutimi, La Peuplade, 2020, 184 p.

Enfant de Winona et du vent du nordet, Nanabozo apparaît sous les traits d’un lièvre aux âmes perdues et désœuvrées. « [Envoyé] sur Terre par le Manitou pour enseigner la sagesse aux hommes », il peut emprunter la forme, l’identité et le sexe qu’il désire. Bienveillant par nature, mais aussi farceur, il n’hésite pas à jouer un tour ou deux aux égarés à qui il apporte son secours. Après tout, l’être humain n’accepte pas si facilement d’être guidé.

À la recherche d’une manière innovante d’améliorer ses performances au travail et d’endiguer l’épuisement professionnel qui la guette, Diane ignore qu’elle vient de rencontrer Nanabozo. Lorsqu’une collègue, étrangement talentueuse et avenante, dépose sur son bureau la brochure publicitaire de Génomixte, ornée d’une image du lièvre d’Amérique, elle ne s’interroge pas longtemps avant de se soumettre au traitement vanté par la clinique. Il faut dire que les promesses de Génomixte sont presque trop belles pour être vraies : après une opération dans laquelle le génome de Lepus americanus est lié à l’ADN humain, l’individu atteint un niveau d’énergie et d’attention inégalé et n’a presque plus besoin de dormir. Libérée de la plupart des contraintes biologiques – à l’instar du sommeil – Diane croit pouvoir devenir une employée parfaite, une véritable machine révolutionnaire du travail.

C’est sans compter sur les effets secondaires. Tous ceux qui n’étaient pas mentionnés dans la fameuse brochure. Comme ces nouvelles touffes de cheveux ou de poils roux qu’elle découvre chaque matin. Ces taches de rousseur qui envahissent sa peau. Cette étrange aura qui attire soudain tous les hommes autour d’elle, alors qu’elle a toujours été invisible. L’étau des os qui se resserre dans son crâne. L’ouïe, le goût, le toucher, la vue, l’odorat : tous les sens à fleur de peau. Le lièvre d’Amérique était censé démultiplier ses capacités ; il l’a plutôt métamorphosée en une proie humaine déboussolée, à la merci des crocs fumants de la ville.

Tout le charme du roman de Mireille Gagné réside dans l’habilité formelle du récit et dans la multiplicité des couches interprétatives qu’on y découvre. L’histoire se décline en quatre temps distincts, qui rassemblés, donnent toute sa profondeur et son humanité au personnage principal. Dans le premier temps, Gagné emprunte la forme du documentaire animalier pour attiser notre curiosité au sujet du lièvre d’Amérique. Ce petit animal, pourtant si commun dans nos rues et nos champs, se pare soudain d’un éclat sauvage, presque guerrier. Saviez-vous que le lièvre peut atteindre à la course une vitesse de quatre-vingts kilomètres/heure ? Ou bien que, craignant pour sa vie, il lance un glapissement rappelant les pleurs d’un bébé ? Pris par surprise, le prédateur lâche parfois sa proie, lui permettant de filer. Dans le second, nous découvrons le présent post­opératoire de Diane, qui, au fil des phrases et des symptômes indésirables, prend les allures d’une histoire de loup-garou ou d’expérience scientifique ratée, un Frankenstein postmoderne ou une île du docteur Moreau kafkaïenne. Dans le troisième, écrit à la deuxième personne du singulier, Diane s’adresse à un ami d’enfance disparu, Eugène. Nous plongeons alors dans la faille profonde qui se dissimule à l’intérieur de la protagoniste, le traumatisme qui l’a jetée à l’extérieur d’elle-même, la forçant d’abord à fuir son Île natale, puis à courir toujours plus vite vers l’inaccessible perfection. Dans le quatrième, nous accédons au passé récent de Diane, qui précède l’opération. Soudain, dans une poésie frénétique de la performativité, la ponctuation saute. Nous, lecteurs, privés de virgules et de points, lisons les phrases d’un seul souffle, et nous sentons l’épuisement et la frustration de Diane gagner notre propre chair, se loger dans nos poumons comme des pierres lourdes, impossibles à soulever.

Ode à la redécouverte de soi et à la métamorphose, aux rivières qui grondent et aux vents furieux qui animent les forêts silencieuses, Le Lièvre d’Amérique fait partie de ces rares romans dans lesquels chacun se reconnaîtra. Il nous rappelle qu’il est possible d’échapper à l’absurdité de la réalité moderne, de s’extraire la quête infernale pour la réussite, le succès social et fi­nancier. Fable de la proie qui se croyait fauve, d’une Diane – déesse romaine de la chasse – changée en lièvre, elle fait écho à un besoin universel, à ce désir tonitruant de revenir aux sources, de sautiller dans des bois obscurs, de caresser des fourrures rousses avant de s’endormir dans un terrier géant, dissimulé sous la surface du monde.

Vous refermez Le Lièvre d’Amérique les joues brûlantes de larmes et d’espoirs. Vous sentez quelque chose s’éveiller dans votre ventre, comme une lumière indicible, un hurlement de joie dans la pénombre. Vous l’avez vu : Nanabozo est là, dans le jardin, sous la forme d’un lièvre blanc, broutant les dernières herbes vertes avant l’hiver. Il se lève sur ses pattes arrière, hume votre odeur dans l’air du soir. Ses yeux noirs pétillent de malice. Un sourire aux lèvres, vous le suivez dans la nuit. Libre.

Anaïs PAQUIN

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