Alain Ducharme (ant.), Échos du Centaure (SF)

Alain Ducharme (Anthologiste)

Échos du Centaure

Sherbrooke, Les Six Brumes (Légion des Brumes), 2021, 292 p.

Un monde où les femmes sont de redoutables guerrières et où celles qui sont enceintes mènent des armées féminines à la conquête des villes et des villages. Un voyageur temporel porté disparu qu’on recherche assidûment. Un jeune garçon qui devient l’ambassadeur d’une race extraterrestre. Une grande prêtresse qui raconte les bouleversements sociaux d’une société en pleine mutation, à travers les visions d’une novice au pouvoir immense. Un homme travaillant pour les Services de Renseignements du Québec qui décide de tout plaquer pour retrouver la femme qu’il aime et qui se retrouve au cœur d’un conflit qui le dépasse.

Ce sont là les bases des cinq textes réunis dans Échos du Centaure, une anthologie de science-fiction dirigée par Alain Ducharme, aux éditions Les Six Brumes. Ils sont signés par Luc Dagenais, Hugues Morin, Jean Pettigrew, Daniel Sernine et Élisabeth Vonarburg. À eux cinq, ils représentent plusieurs générations d’écrivains de SF au Québec. L’anthologiste, de son côté, est aussi une figure connue de la SFFQ, entre autres avec son implication auprès du Congrès Boréal, la grande messe des amateurs de science-fiction, de fantastique, de fantasy et d’horreur made in Québec.

Le recueil s’ouvre avec « La Défer­lante des mères » de Luc Dagenais. Ce texte, un puissant hommage féministe, a reporté le prix Solaris, le prix Boréal, ainsi que le Grand Prix de l’Imaginaire. Difficile d’en faire un résumé sans trop en dévoiler de l’intrigue. Disons qu’on y suit Harkadie, la narratrice, à différentes époques de sa vie et dans différents rôles au sein de la déferlante des mères, une armée entièrement fé­minine. La symbolique est forte et chaque nouvelle lecture de la nouvelle amène une compréhension approfondie de ses thèmes. Les nombreux prix ré­coltés par ce texte sont amplement justifiés.

Vient ensuite « Les Passerelles du temps » de Daniel Sernine, une nouvelle qui s’inscrit dans l’univers de La Suite du temps, une œuvre phare de Sernine, qui s’interroge sur notre rapport au temps. Dans ce texte, on y suit Gareth Westmaas, directeur de l’Ins­titut de Métapsychique et de Bionique, qui est également un métapse, capable d’explorer les différents courants tem­porels. Westmaas est à la recherche de maître Nicolas Dérec, un puissant métapse qui a disparu. Maître Dérec est le seul à pouvoir potentiellement empêcher une catastrophe écologique majeure, ou du moins à pouvoir en prévoir les conséquences exactes. Mais lorsque Westmaas parvient enfin à le localiser, il comprend que même maître Dérec ne peut manipuler le temps. Même si on n’est pas familier avec La Suite du temps, cette nouvelle parvient à poser les bases de l’exploration temporelle et de ses conséquences possibles. C’est un plaisir sans cesse renouvelé de retrouver la plume de Sernine, qui est un nouvelliste et romancier majeur de la SFFQ.

Avec « Biographie sommaire d’un émetteur-récepteur », on (re)découvre le nouvelliste qui se cache derrière l’éditeur qu’est Jean Pettigrew. En effet, le cofondateur des éditions Alire a écrit plusieurs nouvelles avant de délaisser peu à peu son rôle d’auteur, et celle qui a été retenue pour la présente anthologie vaut le détour. On y retrouve William Koon, un vieil homme qui est le seul intermédiaire entre le gouvernement américain et ceux qu’on surnomme les Parrains, des extraterrestres membres d’une civi­lisation hautement évoluée, qui sont entrés en contact avec Koon lorsque celui-ci était enfant, et accessoirement le fils du président des États-Unis de l’époque. Alors que le gouvernement américain veut percer le mystère de la technologie des Parrains, Koon se remémore son premier contact avec les Parrains, ainsi que tout ce qu’ils ont fait pour lui par la suite. C’est une nouvelle qui conserve son actualité, même si elle a été publiée il y a près de trente ans, et dont la chute surprenante montre bien le talent d’écrivain de Pettigrew.

Seule femme au sommaire, Élisabeth Vonarburg nous gâte avec « Une histoire d’Ikuatèn » qu’Alain Ducharme appelle un roman, mais que les Anglais nommeraient novella, soit une longue nouvelle de plus d’une centaine de pages. L’auteure revient sur des thèmes qui lui sont chers, dont la religion, avec un culte double, où on vénère un Dieu et une Déesse, jusqu’à ce que les représentants masculins imposent l’adoration du Dieu ainsi que la différentiation claire entre les hommes et les femmes. Il y a aussi toute une ré­flexion, et un travail sur la forme, au sujet de l’identité de genre, alors qu’elle met en scène une société où les pronoms de genres sont complètement différents des nôtres et où la conception même du féminin et du masculin n’est pas aussi arrêtée que dans notre propre réalité. On y suit deux femmes, l’une qui sera la mentor de l’autre, aux visions révélatrices du futur, alors que leur monde vit de profonds bouleversements sociaux et religieux. Un texte exigeant, mais fascinant, qui ravira ceux et celles qui sont familiers de l’œuvre vonarburgienne.

Le recueil se termine avec une nouvelle mêlant espionnage, polar et science-fiction : « Nina », de Hugues Morin. Joël Carpentier travaille pour le Service de Renseignements du Québec. Mais lorsque son contact dans la cité-état de Laval disparaît, et que ses su­périeurs refusent qu’il quitte Montréal, Carpentier décide de tout plaquer pour retrouver celle qui est également son amoureuse. Il est loin de se douter qu’il va se retrouver mêlé à un conflit politico-économique entre les cités-états indépendantes, le Québec, le gou­vernement fédéral et même ce qu’il reste des États-Unis, pour le con­trôle du fleuve Saint-Laurent et de son ap­provisionnement en eau douce. C’est le texte le plus « léger » du recueil, mais Hugues Morin sait comment ra­conter une histoire intéressante de SF, avec une bonne dose d’intrigue d’espionnage digne des grands romans du genre.

Encore une fois, Les Six Brumes font œuvre utile en publiant une anthologie de nouvelles de science-fiction. Parce que, comme le rappelle justement Alain Ducharme dans son introduction, la SF est un genre qui est de moins en moins populaire au Québec, alors que le fantastique et l’horreur prennent da­vantage de place. Précisons toutefois que cette antho ne s’adresse pas à des néophytes qui voudraient dé­couvrir le genre, même si c’était probablement le souhait de l’anthologiste. Au con­traire, elle s’adresse aux amateurs du genre qui en connaissent les codes et le vocabulaire. Mais ça n’en fait pas moins un recueil de grande qualité, qui était nécessaire dans le paysage SFFQ actuel. On aurait aimé voir plus de noms au sommaire, dont d’autres femmes, mais les cinq textes proposés sont tous de haut calibre et on aurait tort de bouder son plaisir.

Il reste maintenant à espérer que quelqu’un aura l’idée de proposer un recueil semblable pour la fantasy ou le réalisme magique, deux genres qu’on voit moins en SFFQ depuis quelques années, mais pour lesquels une antho­logie aux Six Brumes serait tout à fait indiquée !

Pierre-Alexandre BONIN

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *