Daniel Sernine, Les Îles du Ciel (SF)

Daniel Sernine

Les Îles du Ciel

Saint-Lambert, Soulières, 2014, 273 p.

Certes, d’habitude Solaris ne traite pas d’œuvres pour la jeunesse, cela en raison de considérations d’espace, de public cible, etc. Toutefois, comment ignorer la parution d’un nouveau roman de Daniel Sernine ? Surtout quand le dernier inédit de l’auteur remonte à 2008, avec la publication des Écueils du temps, dernier volet de la trilogie La Suite du temps

Il y avait un moment qu’on les attendait, ces Îles du Ciel, nouvel opus rattaché au cycle de Neubourg et Granverger. Comme l’explique l’auteur par une note à la fin du livre, l’idée lui en est venue en écrivant une nouvelle pour le magazine Les Débrouillards, « La Pluie rouge », nouvelle reprise dans un collectif éponyme chez Soulières éditeur.

Donc, ces Îles du Ciel, où se situent-elles dans le cycle ? À la fin du XVIIIe siècle, de 1784 à 1789, deux décennies avant La Nef dans les nuages, roman dans lequel on retrouve le personnage d’Étienne devenu « maître Gaugard ». Dans « La Pluie rouge », Étienne et son mentor Rodrigue Bertin, en enquêtant sur d’étranges phénomènes qu’on pourrait qualifier de « météorologiques », faisaient la connaissance d’un aérostier européen, François Ponce Desrosiers, de son fils Adrien, de son assistant Hippolyte Cordelier et de son secrétaire MacGuire. L’envolée de François Ponce Desrosiers et d’Hippolyte Cordelier se terminait de manière mystérieuse : disparus les aérostiers, disparu leur ballon. Les premiers chapitres des Îles du Ciel reprennent « La Pluie rouge ». Cependant, nécessité oblige, des personnages se sont ajoutés, dont Éléonore, amie d’enfance d’Étienne fiancée à Hippolyte Cordelier. Ce qui constituait la finale de la nouvelle, c’est-à-dire la disparition des aérostiers, marque simplement la fin d’un chapitre. Trois ans plus tard, un jour où il pleut des pierres, Étienne reçoit derrière la tête une noix d’espèce inconnue qui contient une broche qu’Éléonore avait offerte à Hippolyte au moment de son départ. Lorsqu’Adrien revient d’Europe, on apprend qu’il a reçu une lettre d’Hippolyte, une lettre repêchée en mer par un bateau et qui aurait été jetée depuis le ciel. Adrien, son associé Rodolphe Lalande et le secrétaire MacGuire poursuivent leurs voyages autour du monde ainsi que leurs envolées. Alors qu’il est encore mineur et doit passer l’été à Montréal, Étienne fugue pour se joindre aux aérostiers, mais il est récupéré par son père furieux et c’est seulement après avoir atteint sa majorité qu’il peut enfin, en 1789, participer à l’expédition qui permettra aux explorateurs d’atteindre l’une de ces mystérieuses îles qui flottent dans le ciel…

Il y a beaucoup à dire de ce roman, à commencer par : « Argh, on en aurait pris plus ! » Je n’ai aucune idée de la réception qu’aura ce fort beau récit auprès du public cible. En effet, la mise en place est lente, l’auteur prend le temps de construire le contexte et rend de façon très réaliste le défi posé par ces envolées au XVIIIe siècle. Par contraste, on pourrait juger que les aventures dans l’archipel flottant surviennent assez tard dans le roman, et qu’elles occupent une place relativement réduite (une bonne grosse moitié du bouquin). Format jeunesse oblige ? Oui, le récit aurait pu être plus long. On aurait pu creuser un peu plus certains personnages secondaires, comme MacGuire et Lalande, et prolonger les aventures sur l’île mystérieuse. Toutefois, que cela soit clair : ce désir très adulte de voir l’assiette remplie n’enlève rien aux qualités du plat tel qu’il nous est servi.

Ce qui frappe d’abord en amorçant la lecture, c’est la beauté du texte. Sernine a toujours été un grand créateur d’atmosphère et, dès la phrase initiale, on est absorbé par la magie des mots : « Ce jour-là, le soleil se leva deux fois. » (p. 7) C’est sans doute l’une des plus belles « première phrase » que j’ai lue dans mon existence de lectrice. Les descriptions sont envoûtantes : « Et la face supérieure des îles, celle que jamais on ne pourrait voir depuis la terre des hommes, elle était couverte de prés, de champs et de boisés en diverses nuances de bleu, allant du presque blanc jusqu’à un turquoise profond, en passant par l’azur et le bleu métallique du fleuve par beau temps. » (p. 134)

Quant à la lenteur de la mise en place évoquée plus haut, elle est ce qui donne son goût d’authenticité au récit. La lenteur des progrès dans les tentatives des aérostiers, les multiples difficultés et dangers à mener de telles expéditions, tout cela est terriblement vrai. Le respect des connaissances et des moyens technologiques de l’époque sont ceux de la science-fiction : l’auteur ancre les aventures de Ponce Desrosiers dans la réalité historique, les premières envolées ayant eu lieu en Europe en 1782. D’ailleurs, le nom de Desrosiers évoque l’un des pionniers en ce domaine, Pilâtre de Rosier, et la noblesse du personnage (ainsi que le nom de son associé Lalande) est à rapprocher du titre de marquis de François-Laurent d’Arlandes, compagnon de Pilâtre de Rosier. Ensuite, une fois que les explorateurs ont atteint l’une des îles du ciel, leur attitude, leur intérêt, leurs actes sont ceux des naturalistes prédécesseurs de Darwin. Enfin, les difficultés du retour sont également très vraisemblables : revenir du lac Érié en 1789 était une expédition au moins aussi éprouvante que d’atteindre les îles du ciel ! Bref, cela m’a irrésistiblement fait penser à Jules Verne…

Comme dans Voyage au centre de la terre, c’est une faune et une flore radicalement étrangères que découvrent les explorateurs. Que de belles images, que de pistes qu’on aurait aimé suivre ! Les « oiseaux Roc », les dolines, la transe des îliennes, la forteresse et les chariots volants, sans oublier les rêves prémonitoires ou empathiques d’Étienne… Bien sûr, le monde des îles, les phénomènes inexplicables que les explorateurs y observent font basculer le récit dans le fantastique, mais on reste toujours dans la cohérence. Évidemment, l’incapacité à communiquer avec les îliens permet à l’auteur de limiter les péripéties, de même que l’incident qui mettra fin à l’aventure d’Adrien… et le lecteur adhère à la déception d’Étienne de ne pas aller plus loin dans cette exploration.

Du reste, le choix de narrer l’histoire du point de vue d’Étienne sert fort bien le format « jeunesse » : Étienne n’est pas celui qui sait, celui qui a voyagé à travers le monde ; jeune et d’esprit ouvert, il est l’apprenti auquel le lecteur peut facilement s’identifier, celui qui découvre le monde qui est le sien tout autant que celui des îles du ciel. Le récit est dynamisé par le recours à des fragments du journal d’Étienne, qui permettent certaines ellipses. Même les personnages secondaires sont riches, que ce soit le père Daignault, mentor du mentor d’Étienne, Rodrigue Bertin ou Éléonore. Et même si le récit aurait pu détailler plus longuement le voyage du retour, qui constitue en lui-même toute une aventure, il reste que Les Îles du Ciel fournissent amplement matière à rêver – sans compter l’exploitation qu’on peut faire en classe de tous ces éléments historiques et de tous les vides laissés par l’auteur.

Des vides qu’on espère bien un jour voir combler ! Car Les Îles du Ciel suscite surtout le désir de lire encore bien d’autres histoires sous la très belle plume de Daniel Sernine.

Francine PELLETIER

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