Jacques Brossard, L’Oiseau de feu (SF)

Jacques Brossard

L’Oiseau de feu – 1. Les Années d’apprentissage

L’Oiseau de feu – 2A. Le Recyclage d’Adakham

L’Oiseau de feu – 2B. Le Grand Projet

L’Oiseau de feu – 2C. Le Sauve-qui-peut

L’Oiseau de feu – 3. Les Années d’errance

Lévis, Alire (Romans 167-171), 2016, 496 p., 556 p., 456 p., 512 p. et 624 p.

L’Oiseau de feu de Jacques Brossard (1933-2010) est un monument de la science-fiction québécoise. La publication de cette œuvre magistrale, qui compte cinq volumes, s’est échelonnée de juin 1989 à août 1997. Coût total de l’ensemble : 168,35 $. Les délais de publication et le prix élevé des volumes ont fait en sorte que l’œuvre n’a pas rejoint autant de lecteurs que sa qualité le méritait. La reprise en format poche, chez Alire, qui offre chaque volume au prix de 17,95 $ et le coffret à 69,95 $ devrait permettre, espérons-le, de faire connaître cette œuvre exceptionnelle à une nouvelle génération de lecteurs et lectrices.

L’Oiseau de feu m’habite depuis longtemps, depuis la lecture du premier tome, Les Années d’apprentissage. On y découvre le personnage principal, Adakhan Demuthsen, enfant puis jeune adulte dans la ville de Manokhsor. Il tente de briser les interdits et de percer le mystère de ceux qui gouvernent cette cité qui tombe en ruine. Il se révolte contre l’obscurantisme et les faux dieux qui asservissent ses semblables, les Périphériens. Avec détermination et courage, Adakhan parvient à se rendre à la Tour qui domine la ville et sous laquelle est située la Centrale, là où une société parallèle très développée technologiquement tire les ficelles et manipule les Périphériens.

Adakhan est accueilli par l’équipe du Vieux, un des patrons de la Centrale qui le prend sous son aile et lui prodigue un enseignement empreint d’humanisme. Le Vieux le prépare à assumer la responsabilité de son grand projet, baptisé l’Oiseau de feu, qui consiste à quitter la Centrale avant qu’elle ne s’effondre pour transplanter l’espèce humaine sur une autre planète et recommencer à neuf. Les années d’apprentissage seront longues et la patience d’Adakhan mise à rude épreuve avant qu’il puisse s’arracher à l’atmosphère mortifère de la Centrale, mais l’amitié de ses collègues et, surtout, l’amour de Selvah, la petite-fille du Vieux, lui permettront de garder espoir.

Il s’envolera finalement avec quelques collègues pour de nouveaux horizons et se posera sur une planète repérée par le Vieux qui a sensiblement les mêmes caractéristiques que celle où il vivait. Après un court séjour sur une île paradisiaque où naît son premier fils, Adakhan aborde sur un continent où il n’a de cesse, toute sa vie, de chercher à aller toujours plus loin tout en assumant ses responsabilités de père, puis de chef d’une lignée nombreuse issue de ses deux fils et de sa fille.

Si l’œuvre a été publiée en cinq volumes, elle compte en réalité trois tomes qui correspondent en fait à autant d’époques. Le tome 1, on l’a dit, se concentre sur la vie d’Adakhan quand il était forgeron à Manokhsor. Le tome 2, qui se subdivise en trois volumes, décrit le mode de vie des Centraliens, l’organisation de cette société, les expériences scientifiques menées par les différentes équipes, les rivalités entre patrons, la mise en place du grand projet de l’équipe du Vieux et la préparation d’Adakhan et de son petit groupe pour l’évacuation de la Centrale. Le tome 3 (Les Années d’errance) raconte l’adaptation d’Adakhan et des siens à sa nouvelle planète, leurs déplacements et le difficile apprentissage, parfois, de la liberté. Ce dernier volume clôt admirablement l’ensemble car il fait souvent écho au premier tome, très marquant lui aussi.

Rendu à un âge vénérable, Adakhan revoit en pensée ou en rêve plusieurs événements importants de son existence à Manokhsor, au point que cela modifie chez le lecteur la perception qu’il avait de la Centrale, qui n’était finalement qu’une prison aseptisée plus déliquescente, si cela est possible, que Manokhsor. L’autre intérêt indéniable du dernier volume repose sur les nombreux documents en annexe qui alimentent la réflexion sur certaines questions laissées volontairement en suspens car, en définitive, le récit qui nous est donné à lire est une reconstitution, en partie incomplète, d’un manuscrit nous étant parvenu des siècles plus tard sous diverses formes (symboles reproduits sur des éclats d’ardoise, microfilms, holocubes, etc.).

Où l’Oiseau de Feu a-t-il atterri ? Quand l’Oiseau de Feu s’est-il posé ? D’où l’Oiseau de Feu est-il venu ? Toutes les hypothèses sont plausibles. L’Oiseau de Feu pourrait très bien avoir mené Adakhan sur une nouvelle planète qui serait la Terre ou l’avoir conduit aux antipodes de la même planète. Adakhan et ses compagnons peuvent être venus du futur pour recommencer une nouvelle humanité ou leur aventure peut se situer dans un passé très ancien – rappelons que selon la convention établie par Jacques Brossard qui multiplie les traducteurs, nous sommes en 2989 de notre ère au moment où paraît le manuscrit.

Il y a aussi à la fin, dans cet après-propos à l’intention des lecteurs, une volonté ferme de la part de Jacques Brossard de revendiquer son appartenance au genre « science-fiction » et de pourfendre les intellectuels et littéraires qui méprisent ce genre. L’indifférence du milieu littéraire en général a profondément blessé Jacques Brossard qui méritait certainement une meilleure audience. L’Oiseau de feu est une œuvre profondément humaniste qui décrit les avancées et les reculs de l’humanité dans cette quête incessante qui porte l’Homme à devenir meilleur et à atteindre un degré d’abandon qui lui permettra un jour d’être au diapason de l’univers.

En réécrivant l’histoire d’Adam et Ève – leurs noms ne sont-ils pas cryptés dans Adakhan et Selvah ? –, Brossard exprime sa foi en une humanité meilleure tout en étant conscient qu’il faudra recommencer plusieurs fois avant que l’Homme réalise jusqu’au bout son évolution. Ainsi, la rivalité entre les deux fils d’Adakhan, Khan et Abhül, n’est pas sans rappeler l’histoire de Caïn et Abel (l’assonance des noms renforce l’allusion). Encore là, on peut anticiper une répétition du fratricide comme on peut y voir la possibilité d’une histoire différente, une occasion de franchir une nouvelle étape sur le chemin de la perfectibilité.

L’Oiseau de feu est une œuvre universelle qui ne pouvait faire autrement qu’utiliser les codes de la science-fiction pour illustrer son propos, car c’est ce qui lui donne sa formidable acuité. Jacques Brossard l’a bien compris, lui qui a refusé tout compromis sur ce plan. Il en résulte une œuvre nourrie par la grande tradition des romans d’apprentissage et la fréquentation des philosophes allemands – voir à ce sujet les nombreuses citations en exergue au début de chaque partie qui constituent en elles-mêmes un discours d’appoint éclairant –, qui élève le lecteur par l’intelligence du propos et ce, malgré les doutes que celui-ci peut légitimement entretenir en méditant sur l’état actuel du monde.

Claude JANELLE

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