Héloïse Côté, Les Monstres intérieurs (Fy)

Héloïse Côté

Les Monstres intérieurs

Lévis, Alire (GF), 2016, 461 p.

On avait quitté la protagoniste de La Tueuse de dragons, Deirdra, en meilleur état qu’au début de son parcours : elle avait vaincu Bradeus, son maître et abuseur, avec l’aide de la jeune Jiria, et elle évoquait la possibilité d’une vie moins solitaire avec un de ses compagnons, Thad. On la retrouve pourtant au début de cette histoire-ci, deux ans plus tard, replongée dans une vie de débauche et de violence dans un coin perdu du Nordir. C’est qu’elle a rompu avec Thad, devenu roi de l’Austrion – il l’aurait trompée avec Jiria, bien qu’il le nie –, et que par ailleurs tous les dragons ont disparu : elle n’a plus guère de motivations positives… On la fait cependant revenir de force à la capitale : Thad a besoin qu’elle l’accompagne dans un voyage au Méridion, ancien ennemi de l’Austrion : dévasté à son tour par des dragons, l’empire a besoin de l’expertise austrionne, et surtout, bien sûr, de la célèbre tueuse de dragon. On en profitera pour signer un traité de paix. Deirdra accepte de très mauvais cœur, d’autant que Jiria les accompagne – mais du moins pourra-t-elle de nouveau tuer du dragon, c’est tout ce qui compte pour elle, même si en fait on veut seulement que Thad et elle entraînent les troupes impériales. La cour du Méridion est une expérience toute nouvelle pour les Austrionais – étiquette, mœurs, langage, tout un apparat dont Deirdra n’a que faire. Mais l’Empereur, découvre-t-elle, se drogue à la Dragonne, ainsi qu’une partie de sa cour ; or cette drogue provient des dragons : il y en a donc encore bel et bien. Joie. Sauf que la description des attaques, et les indices laissés sur place semblent indiquer une variété de dragon tout à fait nouvelle et bien plus meurtrière encore que celles de l’Austrion. Les intrigues de cour et les machinations politiques du Méridion peuvent être également mortelles, Deirdra, Thad et leurs compagnons vont devoir le constater. Et, une fois sur la piste des nouveaux dragons, Deirdra va être confrontée à des expériences qui remettront tout son être en question, aussi bien moralement que physiquement, car les nouveaux dragons, par leur provenance et leur nature, n’ont plus grand-chose à voir avec ceux qu’elle avait l’habitude de pourchasser. Je ne peux pas en dire davantage sans en dire trop, et j’arrêterai là mon résumé.

J’attendais beaucoup de ce roman, après La Tueuse de dragon, où j’avais cru déceler une évolution de l’auteure vers des thèmes plus graves – le personnage de Deirdra en était assez représentatif avec ses comportements à risques, sa violence à fleur de peau, sa farouche autonomie… On la retrouve ici, certes, mais j’ai été déconcertée, et même dérangée, par les sous-intrigues amoureuses (il y en a deux) qui font régresser Deirdra à l’adolescence, voire à un stade infantile de défi et de mauvaise foi – justifiables, sans doute, si l’on pense aux traumatismes de base du personnage, mais dont la négociation dans le texte m’a souvent paru maladroite – l’alternance avec les (nombreuses) scènes d’action, en général bien menées, ne fait que le souligner. Par ailleurs le personnage de Jiria, essentiel à l’intrigue sur tous les plans – aussi bien le problème de couple que les dragons – est lui aussi traité d’une manière insatisfaisante. Ses comportements contradictoires, voire incohérents, seraient également attribuables au traumatisme de l’enfant abusée – Jiria l’a été autant que Deirdra, elle est plus jeune et elle n’a pas eu autant de temps que Deirdra pour commencer à organiser sa survie. Mais si c’est vraiment le subtexte de ce roman comme du précédent (et non ce que j’y projette), il aurait fallu lui donner sa véritable dimension – d’autant qu’il justifierait le titre, Monstres intérieurs, sur un autre plan que celui de la simple intrigue. La mise en regard de l’extérieur et de l’intérieur est le fil qui court à travers le roman, mais ni la narration ni l’écriture ne réussissent à en explorer toutes les implications avec assez de souplesse – ni de maturité. Le véhicule littéraire de l’heroic fantasy semble être ici plus cahotant, un char à bœufs et non un carrosse – si je puis me permettre de filer la métaphore – entre le côté midinette et le côté sociopathe de Deirdra comme de Jiria, dans la réduction opérée par l’intrigue sur les dragons afin de les rendre, justement, intérieurs, et jusque sur le plan du langage, où le registre psycho-pop (problème de couple était une citation…) alterne trop souvent avec le registre familier-vulgaire occidental XXe siècle, aussi bien dans des dialogues que dans des parties prises en charge par la narration. Écrire de la fantasy dans un cadre qui n’est pas moderne et urbain, à plus forte raison dans un univers archaïque imaginaire, si schématique soit-il comme ici, implique un certain niveau de langue – la vraisemblance de l’univers inventé et l’adhésion du lecteur sont à ce prix. Ces dissonances m’avaient moins dérangée dans La Tueuse de dragon, peut-être parce qu’il y en avait moins, mais ici, elles sont trop flagrantes pour moi. Tout ce que je puis conclure, en refermant Monstres intérieurs, c’est que d’après les jalons distribués dans le texte (des rêves ou des visions de Deirdra, et son expérience avec les dragons), il devrait y avoir une troisième tome, où Deirdra finira par prendre la mesure de tout ce qu’elle a vécu pour devenir enfin adulte. C’est ce que je lui souhaite.

Élisabeth VONARBURG

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