Jean Tétreau, Les Nomades (SF) et Prémonitions (Fa)

Jean Tétreau et l’Ève nouvelle

Jean Tétreau est un écrivain qui, sans faire partie du courant de littérature de SF ou fantastique, a écrit néanmoins quelques œuvres d’imagination dans cette veine entre ses essais philosophiques. Il s’intéresse aussi à la sinologie.

Les Nomades est un roman d’anticipation qui débute au moment où un cataclysme naturel ébranle toute la Terre. Ce bouleversement déclenche du même coup le mécanisme de défense qui entoure la planète afin de la protéger contre une invasion possible des habitants d’un autre univers. Ainsi, contre la volonté des hommes, la Terre subit les effets d’une guerre atomique dont les conséquences s’ajoutent au cataclysme naturel. La vie disparaît presque complètement à la surface de la planète. Le paysage est complètement transformé, les villes sont détruites et la végétation, après quelques mois, retrouve une luxuriance et une vitalité jamais égalées. La technologie de la civilisation qui a été ainsi balayée n’existe qu’en mémoire. La vie sur terre en 1990 est revenue à l’époque du Moyen-Âge.

Toutefois, quelques êtres humains ont survécu à ce grand bouleversement en se terrant dans des abris souterrains ou simplement par miracle, comme l’héroïne Sylvana. Celle-ci sommeillait sur la plage quand le cataclysme est survenu. Elle s’est réveillée alors que toute trace de vie avait disparu autour d’elle. C’est ainsi que commence un voyage à travers la désolation, la mort et l’indigence. L’auteur décrit une vision apocalyptique de la Terre : atmosphère grise et imprégnée de cendres, soleil absent, végétation morte, mer calme et écumeuse.

Après plusieurs mois de pérégrinations à travers le pays dévasté, Sylvana rencontre Niels, un Danois avec lequel elle partage son existence. Les périodes de nomadisme et de sédentarité alternent. Sylvana veut retrouver sa mère tandis que Niels veut se joindre à une nouvelle société qui s’organise, parait-il, à Aoste. En effet, petit à petit, la vie renaît, la nature s’adapte aux nouvelles conditions et l’homme tente de mettre sur pied une nouvelle civilisation avec les moyens dont il dispose. Niels mourra d’une chute en montagne mais Sylvana, de retour dans sa patrie d’enfance, donnera naissance au premier enfant du bourg depuis le cataclysme.

Les Nomades est un roman dédié à la ténacité, au courage et au désir de vivre propres à l’être humain. Malgré les pires revers du sort, l’être humain continue d’espérer, de lutter pour la survie de son espèce et d’entretenir une foi inébranlable et indéfectible. L’auteur admire la facilité avec laquelle l’homme s’adapte à son nouvel environnement.

Plus qu’un roman d’aventures et un hymne à la force de caractère de l’homme, Les Nomades est aussi un très beau poème consacré à la vie. Tétreau dépeint la renaissance de la nature dans un style sobre ou abondent les images de plénitude, de joie et d’espérance. Fleurs flamboyantes, nature sauvage, couleurs vives, végétation abondante, tout respire le renouveau, la pureté, l’innocence et la fraîcheur des recommencements. À l’aube d’une vie nouvelle et primitive, l’optimisme et l’espoir des hommes rendent tout possible et convient a une plus grande sagesse. Le roman de Jean Tétreau possède un indéniable pouvoir de régénération et la fin résolument optimiste constitue un tonique merveilleux parce qu’elle couronne un remarquable combat pour la vie.

L’auteur sait également faire passer ses préoccupations philosophiques. Les réflexions concernant la morale, l’organisation d’une société et la procréation ajoutent à la richesse de l’œuvre. Tétreau a su parfaitement agencer dans son récit d’anticipation les éléments inhérents au roman d’aventures, au roman philosophique et au roman d’amour. Cependant, l’idée de situer l’action en Italie ne me semble pas très heureuse. Il aurait été plus facile pour le lecteur de suivre les nombreux déplacements de Sylvana au Québec et les transformations radicales de la croûte terrestre auraient été plus significatives.

Je m’interroge aussi sur la pertinence du deuxième chapitre intitulé « Ténèbres ». Cet épisode de space opera n’apporte rien à la compréhension du récit même si, en soi, il s’avère intéressant et bien construit. Il joue un rôle d’accessoire et de gadget et il rompt l’unité du récit.

À la décharge de l’auteur, il faut reconnaître que cet épisode relatant une tentative de retour sur Terre des êtres en orbite autour de la planète alimente l’analyse de l’homme devant une situation de crise.

Sans que la thèse ne soit jamais développée au détriment de l’aventure, Les Nomades représente un des hommages les plus touchants et les plus chaleureux à la persévérance et au courage humains. C’est un roman qui milite en faveur de la vie et dans lequel on ne trouve aucune trace de naïveté ou de mièvrerie. Si Un été de Jessica a été désigné comme le meilleur roman de SF des années soixante-dix, Les Nomades de Jean Tétreau mériterait, a mon avis, le même titre pour les années soixante.

Jean Tétreau

Les Nomades

Montréal, Éditions du Jour, 1967, 261 p.

Jean Tétreau a aussi écrit un recueil de six nouvelles, Volupté de l’amour et de la mort, que l’éditeur a décrit à tort comme des « histoires fantastiques ». En fait, il n’y a qu’une nouvelle qui soit véritablement un récit fantastique. Elle s’intitule » »Le Décret impérial ». Il y est question d’une toile qui change de motif et qui rend fou son propriétaire par suite de ces mystérieuses métamorphoses. À la limite, « Ni vu ni connu » recèle aussi une somme de fantastique. Cette imposture de la part d’un illusionniste qui s’est fait passer pour le grand Boudini (sic) renferme une charge d’insolite et de mystère.

Un rendez-vous raté avec le fantastique

Plus ça va, plus les livres de Jean Tétreau s’amincissent. Tétreau amorçait sa carrière de romancier en publiant un fort volume de 261 pages en 1967. Par la suite, il a fait paraître deux recueils de nouvelles d’inégal intérêt. Après huit ans de silence, voici un court roman (ou une longue nouvelle) de 132 pages : Prémonitions.

Comme son titre l’indique, ce roman a pour sujet le phénomène des rêves prémonitoires. Il se peut que l’auteur ait pu avoir l’idée d’écrire une œuvre sur ce sujet en raison de la popularité actuelle des phénomènes paranormaux et de la parapsychologie. Le cinéma a particulièrement exploité ce filon au cours des dernières années. Je pense au réalisateur américain Brian de Palma qui a successivement abordé le thème de la télékinésie et de la télépathie dans Carrie et The Fury, deux films fantastiques extrêmement bien faits et efficaces.

On pourrait croire au premier abord que Jean Tétreau a voulu exploiter cette veine, mais il n’en est rien.

Le romancier prend plutôt le contre-pied de ce traitement et son approche se situe du côté de Freud. En effet, tout au long du récit, le narrateur vise à minimiser la portée des rêves du personnage principal, Bernard Lesur. Jamais il n’admet la valeur prophétique des rêves de Lesur et il s’emploie à démontrer leur manque de rigueur. Le narrateur n’endosse pas la théorie de la prémonition et il fait de Bernard Lesur un cas clinique de névrose. Ce faisant, Tétreau rejette l’approche fantastique au profit de l’approche scientifique.

Il nous présente Bernard Lesur dans son milieu et nous décrit sa personnalité cartésienne et rationnelle. Bref, Lesur n’a rien au départ du type déséquilibré, instable et émotif. C’est au contraire un être froid, rigoureux, qui rationalise tout. Bernard Lesur est un homme d’affaires qui travaille dans une entreprise spécialisée dans le commerce des meubles anciens et des antiquités. Il est doué d’une rapidité peu commune pour le calcul mental, pour les déductions logiques et pour le déchiffrage des énigmes. Il aurait fait un très bon détective, genre Hercule Poirot, tant il excelle à saisir tous les détails d’une situation et à les mettre en relation les uns avec les autres.

L’épisode du vol à l’entrepôt des importateurs Harpin et Larivière, où Bernard travaille, le prouve sans l’ombre d’un doute. Le jeune homme a tôt fait d’éclaircir les circonstances du vol et de découvrir les auteurs du crime. D’ailleurs, cet épisode n’est là que pour illustrer la rigueur cartésienne de l’esprit de Lesur, son sang-froid, son sens d’observation et son flair.

Toutefois, Bernard Lesur est aussi un être au tempérament sensible, qui sait apprécier les objets d’art, les meubles anciens et la musique. S’il avait eu le talent, il aurait peut-être été artiste. Il savait apprécier les talents de musicienne de sa femme, morte quelques temps après leur mariage. Bernard n’a jamais voulu oublier cette chère disparue et il continue de lui être fidèle au-delà de la mort. Le culte qu’il lui voue rappelle, dans une moindre mesure, l’obsession du personnage central du film de François Truffaut, La Chambre verte. C’est cette douce obsession qui nous amène à nous interroger la première fois sur l’équilibre psychologique du héros. Mais quoi ? Est-ce anormal de conserver le souvenir d’un être qu’on a aimé ?

Dans l’analyse de la personnalité de Bernard Lesur, il faut tenir compte aussi de l’époque. Nous sommes à Montréal, à la fin des années vingt. Jean Tétreau décrit avec chaleur et justesse l’atmosphère de cette époque. Par des détails évocateurs, tels les noms des restaurants et des vedettes à la mode, il fait revivre les années folles qui ont précédé le krach de 1929, l’effondrement de Wall Street. L’auteur nous amène dans la plus haute bourgeoisie montréalaise, mais également dans les petits commerces du barbier, du cireur. Il est certain que cette époque a influencé l’évolution de drame psychologique de Lesur.

La psychanalyse de Freud en était encore à ses débuts, surtout en Amérique, de sorte qu’elle n’a été d’aucun secours pour Bernard. Quand celui-ci confie ses angoisses à son médecin de famille, il ne reçoit aucun réconfort.

Le médecin est même tenté de tourner ses interrogations au ridicule : « La médecine a certainement mieux à faire de nos jours que d’interpréter les rêves, déclara Liguori Clément sur un ton auquel se mêlait un soupçon d’ironie. En qualité de praticien, l’indice de mortalité infantile me préoccupe infiniment plus, figure-toi, que les visions des prophètes ou même des saints à stigmates aux yeux de qui la fin du monde est pour la semaine prochaine. » (p. 116)

Aujourd’hui on aurait tôt fait de le diriger sur le divan du psychiatre. Pourtant, rien ne prédisposait Bernard Lesur à accorder le moindre crédit à des événements aussi peu rigoureux et empiriques que les rêves prémonitoires.

Le premier rêve où il a la vision nette de la mort d’une personne rencontrée plusieurs années auparavant l’ébranle quelque peu, mais son esprit cartésien trouve une explication logique et solide à ce rêve. Il découvre que ce rêve est le résultat d’une association inconsciente de deux mots ainsi que l’a démontré Sigmund Freud dans son célèbre livre Le Rêve et son interprétation. Il finit donc par oublier, jusqu’à ce qu’il fasse un autre cauchemar dans lequel il voit son ancien maître Antoine Causse, mourir étouffé. Pendant plusieurs semaines Bernard essaie de revoir le vieil instituteur, mais une série d’événements diffèrent cette rencontre. Finalement, Bernard apprend que Causse est mort chez sa fille.

Il est assez curieux que ce soit à partir de ce moment-là que Lesur se croit vraiment investi du don de connaître l’avenir des gens qui l’entourent. Pourtant, le pressentiment de la mort de Causse prend moins valeur d’absolu puisque le vieux professeur avait déjà été victime d’une attaque cardiaque quelques mois plus tôt, ce que Bernard n’était pas sans savoir. De plus, il s’est écoulé plusieurs semaines entre la vision de Bernard et la mort de Causse. C’est donc dire que la valeur de la présumée prémonition est bien relative par rapport à la première.

Cependant, ces rêves prémonitoires posent à Bernard un grave problème moral, qui, en définitive, le tourmente plus que tout autre chose et mine son équilibre psychique. Puisqu’il a le pouvoir de connaître le destin de ceux qu’il côtoie, a-t-il le devoir moral de les informer qu’ils sont en danger de mort ? Dans le cas de Causse, il se fait du mauvais sang pendant toute la durée de ses vacances en Gaspésie. Quand il apprend sa mort, il se culpabilise de n’avoir pas tout fait pour lui parler et le mettre en garde. Désormais, Bernard Lesur ne vit plus que dans l’angoisse de rêver à la mort de l’un de ses amis, Henri Mirondet, ou de sa mère.

Un jour, il rêve qu’il est dans un aéroplane, qu’il survole un lac et que l’appareil, soudain se met à plonger vers le lac. Quelques jours plus tard, Bernard Lesur se suicide. C’est grâce à une longue lettre adressée a son ami Mirondet, dans laquelle il explique la nature de sa prémonition, que le suicide de Lesur est finalement expliqué, alors qu’on l’avait mis sur le compte de l’effondrement des cours à Wall Street.

Là aurait dû se terminer le récit, mais Tétreau a eu la malencontreuse idée d’expliquer comment la lettre est parvenue à la Société d’étude des phénomènes métapsychiques. Cela nous vaut le récit des activités illicites d’Henri Mirondet et de son associé Pierre Dabrets qui, après la Crise économique, se sont livrés au trafic de bijoux et à divers expédients pour survivre. La conduite répréhensible de Mirondet est préparée plus tôt dans le récit par l’épisode de l’escroquerie digne d’Arsène Lupin et s’explique aussi par les amours déçus d’Henri pour Catherine Dabrets et par les pertes de Mirondet aux courses.

Finalement, dans ce court récit, l’auteur se paie le luxe de raconter trois rêves prémonitoires, deux escroqueries habilement machinées et un vol rapidement élucidé par un émule du commissaire Maigret. Si j’ai déjà expliqué l’utilité de ce dernier événement dans la description de la personnalité de Lesur, je ne peux trouver une justification à la description des entreprises frauduleuses de Mirondet.

Elles donnent la fâcheuse impression que Jean Tétreau a continuellement hésité entre l’analyse scientifiques des visions prémonitoires de Lesur et l’intrigue policière engendrée par ces activités frauduleuses. C’est là le grand défaut de ce récit que de louvoyer d’un genre à l’autre sans arriver à se fixer.

Prémonitions est un livre réaliste qui vise à illustrer le cheminement d’un être vers la folie, sans faire intervenir outre mesure le fantastique. Pourtant, le sujet s’y prêtait fort bien. J’ai encore en mémoire le film d Irvin Kersher, Les Yeux de Laura Mars, dans lequel une artiste photographe avait la vision du meurtre de ses amis à l’instant même du crime, sans parvenir à distinguer l’assassin. Il est dommage, en un sens, que Tétreau n’ait pas choisi cette voie remplie de multiples possibilités narratives.

Jean Tétreau

Prémonitions

Montréal, Le Cercle du livre de France, 1978, 132 p.

Claude JANELLE

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