Collectif, La Nouvelle Barre du jour

La Nouvelle Barre du jour (NBJ), qui est une revue littéraire identifiée aux jeunes écrivains à la recherche de nouvelles écritures, a confié la réalisation d’un numéro double à Roger Des Roches et Louis-Philippe Hébert. Le thème du No. 79-80 de la NBJ est la science-fiction. La présence d’Hébert dans cette revue littéraire n’est pas étonnante. Depuis plusieurs années maintenant, il écrit des récits de science-fiction et de fantastique tout en recherchant un nouveau langage.

La participation de Roger Des Roches est plus inattendue. Ce poète, qui s’est distingué au cours des années soixante-dix par son écriture nouvelle, n’avait jamais manifesté, à ma connaissance, un intérêt pour la science-fiction. C’est en tant qu’amateur de SF que sa présence dans ce numéro a de quoi surprendre.

Signalons tout de suite que le sommaire réunit dix auteurs différents et vingt textes. Outre les deux responsables de cette publication, ont fourni des textes : Jean Brossard (2), Germain-Guy Beauchamp (3), Bertrand Bergeron (2), Johanne de Bellefeullle (1), Hughes Corriveau (1), Élisabeth Vonarburg (1), Jean-Pierre Vidal (1), et Jérôme Elie (2).

Il va de soi que les deux textes d’introduction ne puissent être considérés comme des œuvres de création, encore que celui de Des Roches emprunte les règles de la fiction littéraire. Cependant, il me semble qu’il est déplacé de trouver, entre deux récits de fiction, un « essai » de définition de la SF ou un texte théorique sur l’œuvre de P. K. Dick. Je pense qu’il eut mieux valu s’en tenir aux textes de création ou, a tout le moins, départager les deux genres.

Réglons d’abord le cas des textes théoriques Dans son introduction intitulée « La Fiction-Science », Louis-Philippe Hébert plaide en faveur d’une nouvelle écriture qui soit en adéquation avec le message. Le problème de la SF (ou de la FS) en est un d’anachronisme : il s’agit de décrire une situation du futur avec le langage du présent, ce qui, en soi, est ridicule. « Parce que… « avec les mots de la tribu », la SF préfigure l’avènement d’une nouvelle tribu – tout en étant consciente que « nouvelle tribu » mène inévitablement à nouveau langage. Et comment décrire demain avec les mots d’hier ? » (p. 8). Hébert définit aussi ce qu’il entend par fiction-science. Selon lui, nous sommes en plein renversement de situation « Alors que la science voit de nos jours son caractère absolutiste contesté, la fiction voit ses « prédictions » se réaliser » (p. 8). Bref, la brillante introduction de Hébert nous propose une réflexion pertinente sur le rôle et la définition de la SF.

Pour sa part, Roger Des Roches explique les objectifs de ce numéro, les critères de sélection des textes. « Nous allons donc présenter quelques-unes des directions dans lesquelles la SF s’engage au Québec. Des textes qui essaient, tant bien que mal, de s’intégrer, sans éclat, dans l’ensemble de la SF… » (p. 16). Il le fait sous une forme romanesque, ce qui constitue une façon agréable de présenter les choses et d’entrer tout de suite dans le vif du sujet.

Il ne nous dit pas, cependant, comment ont été recrutés les auteurs qui figurent au sommaire, si cela s’est fait par l’entremise d’amis communs. Car, outre Élisabeth Vonarbourg et Jacques Brossard qui sont connus dans la littérature de SF, de même que Hughes Corriveau qui a écrit un recueil de poèmes et un roman, les cinq autres auteurs me sont tout à fait inconnus. Aucune note biographique n’accompagne la présentation des écrivains, contrairement d’ailleurs au numéro 89 consacré au fantastique.

Le troisième texte théorique s’intitule « L’Effet d’irréel » et est signé Jérôme Elie. Il mêle fiction et théorie en un salmigondis inimaginable. Le texte d’Élie décrit la banalité de la vie quotidienne de W. M., puis il tente d’analyser les romans de l’écrivain californien Philip K. Dick. Il s’agit d’un exercice pénible, ennuyeux, écrit dans un jargon incompréhensible qui ne vise, semble-t-il, qu’à nous rappeler que nous sommes à la NBJ.

Le dernier texte d’analyse est produit par Germain-Guy Beauchamp qui présente lui aussi une définition de la SF : « Signifiant Fantaisie ». Ce faisant, il apporte un point de vue différent de celui de Hébert quand il pose la question suivante : « Est-ce que la SF ne pourrait pas être alors un laboratoire d’idées et de comportements neufs nous préparant à une nouvelle façon de vivre qui tiendrait compte des connaissances acquises sur l’espace-temps ? » (p. 103). Voilà donc une deuxième définition de la SF à laquelle en vient Beauchamp après avoir suivi au cours des décennies l’évolution de ce genre littéraire.

Puisqu’on y est, passons donc aux récits qui composent l’autre volet de ce numéro. Jacques Brossard y publie des extraits d’un roman qui doit s’intituler L’Oiseau de feu. Le premier extrait, plus intéressant que le second, décrit une cérémonie en hommage au Roi de la Cité de Manokhsor, une ville gouvernée par un pouvoir occulte, mystérieux et pénible. Il est difficile de saisir la nature exacte du message véhiculé par le récit puisqu’il s’agit d’un extrait. Toutefois, on devine que l’auteur veut prouver que l’homme n’est encore qu’un primate, évolué certes, mais un primate tout de même. Le Roi que l’assemblée vénère se métamorphose en un singe primitif, à un certain moment donné.

Quoi qu’il en soit, ces deux extraits allument notre intérêt et ils incitent à acheter le roman de Brossard quand il paraîtra. C’est un livre qui est attendu avec impatience.

La nouvelle d’Élisabeth Vonarburg, « L’Or, l’encens et la myrrhe », est découpée en douze tableaux courts qui semblent mener deux intrigues parallèles qui se rejoignent en cours de route. Le récit raconte le désespoir d’un homme qui veut rencontrer un représentant des extraterrestres ayant pris contact avec les Terriens. Félix veut demander aux Koonin si leurs concitoyens connaissent les maux de la Terre, à savoir la guerre, le racisme, la misère, la pollution, l’envahissement de l’automobile, l’absence de poésie dans le monde, bref, tous ces malaises engendrés par la société. Dans un geste guidé par la pitié, la Koonin venue parlementer avec Félix le tuera plutôt que de lui avouer que sa société n’est pas meilleure que la sienne. Il y a dans cette nouvelle un doux désespoir, une tendresse aussi dans l’avant-dernier tableau, des sentiments très humains qui en font un récit sensible, touchant et réussi.

La meilleure nouvelle du numéro appartient peut-être à Louis-Philippe Hébert avec « Répondre aux questions D-C9 à D-C13 ». « À chaque travailleur correspond une occupation adéquate. » proclame la publicité d’une entreprise où se présente le personnage pour y postuler un emploi. Le lecteur se rend finalement compte qu’il s’agit d’un robot et que son travail consiste à remplir des formules pour postule un emploi. La chute est excellente et l’auteur insère ici et là des détails qui en disent long sur le type de société dans laquelle évolue le personnage-robot. Mais la plus agréable surprise est de constater que le langage de Hébert est très accessible, ce qui ne manque pas de surprendre après avoir lu son introduction. La même remarque s’applique à l’autre nouvelle de Hébert, même si l’auteur y décrit une espèce animale qui emprunte ses caractéristiques aux marsupiaux mais qui n’existe pas en tant que telle. Ce récit est typique de l’œuvre de Hébert.

Les trois courtes nouvelles de Des Roches sont également intéressantes même si je retiens particulièrement « Et, après une nuit de veille ». L’auteur fait montre d’un humour corrosif, d’un cynisme désabusé dans un climat de violence qui m’a rappelé le film de Alan Arkin, Petits Meurtres sans importance. À la vue d’une adolescente qu’il désire, le personnage principal dit : « Je fonds de plaisir et je fonds de douleur : ce doit être ça la rémission des péchés ! » (p. 114). Ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait imaginé.

Sur des idées de base toute simples, Bertrand Bergeron a élaboré deux nouvelles dignes d’attention. Dans « Surveillants et détenus », Bergeron met en scène deux groupes, les surveillants et les détenus, dont chaque membre est identifié différemment par l’emploi de la majuscule : surveillant, surveillanT, Détenu, déTenu, etç. dÉtenu s’évade de sa prison et s’enfuit vers la ville. Il voudra bien revenir dans sa cellule parce que ce qu’il y a vu

Dans « Strip-Tease », l’auteur raconte l’histoire d’une femme qui ne parvient pas à se déshabiller. Elle a toujours un gilet et un collant en dessous, comme autant de pelures superposées. Cette nouvelle appartient plus à mon avis, au fantastique qu’à la SF, comme c’est le cas aussi pour « GNAN » de Johanne de Bellefeuille qui met en scène un monstre à tête humaine qui se promène dans les conduites d’eau et a une prédilection pour les renvois d’eau de baignoire.

Avec « Une relation oubliée », Germain-Guy Beauchamp tient une gageure en utilisant le vieux français de la Nouvelle-France. En effet, il nous donne à lire sept feuillets écrits par le père Valois en 1663. Le Jésuite y raconte une rencontre qu’il a eue avec les extraterrestres. Si vous n’avez pas étudié en histoire ou n’avez pas lu des textes de cette époque, il y a de fortes chances pour que vous perdiez les détails de cette relation (écrite et sexuelle).

« Orgone 13 » prouve que son auteur, Jérôme Elie, est capable d’écrire des choses compréhensibles quand il le veut. L’intrigue est originale mais la fin de la nouvelle nous laisse sur notre appétit. On croirait qu’il ne s’agit que d’un extrait qui appellerait une suite aux questions que se pose Finn.

« Ça luit et ça mange », de Hughes Corriveau fonctionne comme les nouvelles de L.-P. Hébert. Corriveau entretient l’ambiguïté, le mystère, de sorte qu’à la fin le point de vue change : le témoin devient le gibier, la proie.

Enfin, Jean-Pierre Vidal regroupe sous un même titre « Cinq ou six morceaux en forme de poire d’angoisse », à recoller précautionneusement, six fragments qui n’ont aucun lien entre eux. Le seul qui présente un certain intérêt concerne le tournage et la projection d’un film porno tels que vus par un narrateur qui n’appartient pas à l’espèce humaine. C’est amusant ! L’homme est toujours présenté, chez Vidal, sous un point de vue qui ne vient pas d’un congénère, ce qui en fait une curiosité ou une anomalie de la nature.

En résumé, le numéro 79-80 de La Nouvelle Barre du jour confirme le talent d’auteurs connus dans le milieu de la SF et attire notre attention sur de jeunes écrivains qui apprennent leur métier. Je pense qu’il faudra surveiller le cheminement de Bertrand Bergeron et de Jérôme Elie, deux nouveaux venus. Une autre conclusion à tirer de ce numéro, c’est que la distinction entre la SF et le fantastique est parfois difficile à faire et que le classement est une affaire de personnalité et d’individu.

Neuf auteurs, dix nouvelles, voilà le menu que nous propose le numéro 89 de La Nouvelle Barre du jour (NBJ) consacré au fantastique québécois. Ce numéro spécial a été préparé par André Carpentier et Marie-José Thériault, deux auteurs de fantastique connus dans le milieu.

La préface, signée par André Belleau, ne cherche pas à voler la vedette aux prosateurs. Mais en deux pages, Belleau soulève des questions primordiales sur le genre et propose sa propre définition du fantastique. « Comment ne pas voir que le fantastique donne forme aux hantises et aux fantasmes du groupe ? Certes, cela ne s’est jamais fait et ne se fera jamais en clair : le texte nous fournit une sorte d’équivalent symbolique du réel, non une copie conforme. » Plus loin, Belleau affirme : « Le fantastique, quoi qu’on dise, est un signe de maturité : une société commence à se donner à elle-même le spectacle figuré de ce qui, sourdement, profondément, la travaille ». Enfin, le préfacier énonce que « le fantastiqueur, c’est celui ou celle qui, en notre nom, accepte de ne pas détourner les yeux de la Gorgone ».

Ces écrivains qui s’exposent ainsi au commerce des gnomes, des esprits maléfiques, des forces surnaturelles, ont pour noms ici : Yves Thériault, Esther Rochon, André Carpentier, Marie-José Thériault, Jacques Benoit, Daniel Sernine, Camille Bouchard, Jean-Yves Soucy et Michel Bélil.

À tout seigneur, toute horreur (pardon, honneur !) : Yves Thériault. Cet écrivain n’a plus besoin de présentation. Il lui revenait de droit d’ouvrir ce numéro, lui qui, le premier des auteurs contemporains, a écrit des textes fantastiques réunis sous le titre de Contes pour un homme seul en 1944. La nouvelle qu’il publie dans la NBJ, « Le Merdier de Verin », est inférieure à son talent. Certes, on reconnaît là le monde propre à Thériault : un hameau à flanc de montagne, un héros difforme et infirme rejeté par sa communauté mais en étroite communion avec la nature, un cataclysme presque naturel par où s’introduit une pointe de fantastique. Quand Vérin aura fini de creuser son trou, à la recherche du chant de la terre, les villageois qui l’observent au bord du précipice et rient de lui sont projetés dans le trou et recouverts par une avalanche. « Puis de la terre monte un chant nouveau, triomphant cette fois. Ce n’est plus une musique lente et douce, et envoûtante, mais un éclatement victorieux » (p. 12).

« L’Escalier » d’Esther Rochon constitue, à mon avis, la meilleure nouvelle du numéro. L’auteur développe une très belle allégorie sur la vie à partir de l’image de l’escalier. L’héroïne, Vrilis, monte sans fin un escalier entouré de brume afin d’échapper à l’eau dont le niveau monte au même rythme. Chemin faisant, elle rencontre de la glaise dans les marches et modèle les êtres qu’elle a connus avant de quitter sa ville pour s’engager dans cet escalier sans fin. Puis, un jour, elle débouche sur un palier : l’escalier est interrompu. Vrilis est rendue au bout de son existence, qui fut une succession de petites joies et de petits drames. Ceux qui ont lu En hommage aux araignées retrouveront dans cette nouvelle la manière d’Esther Rochon qui écrit des choses profondes sur la vie en un style simple, dépouillé et rempli d’images toujours justes.

Elle a une façon de représenter la vie comme une chose allant de soi, avec une sagesse toute épicurienne. Une douce tranquillité transcende le récit, malgré les tourments auxquels doit faire face l’être humain. Esther Rochon est un auteur rafraîchissant à lire, malgré la gravité du propos.

Avec « Jorge ou le miroir du mage », André Carpentier nous livre une nouvelle dont l’intérêt réside plus dans la description de son personnage que dans le climat fantastique. Il fait montre d’un sens du détail et d’une finesse remarquable en ce qui a trait à la psychologie de Jorge. Carpentier se montre même satirique : « Dans l’après-midi, il occupa presque tout son temps à la façon d’un fonctionnaire, à déplacer le travail, à mettre de l’ordre dans ce qui restait à faire et à établir de nouvelles échéances ». (p. 30)

Carpentier décrit un obscur gratte-papier qui entrevoit son avenir dans un miroir et qui tente d’échapper à son destin. Le thème des visions prémonitoires n’est pas nouveau : Jean Tétreau l’a exploité dans son dernier livre Prémonitions. En fait, même si elle est de qualité, la nouvelle de Carpentier contient plusieurs clichés du genre. Premièrement, le miroir, qui renvoie à Jorge l’image de ce qui l’attend, est un accessoire auquel ont souvent recours les auteurs de fantastique. Évidemment, cet objet est fort utile dans l’économie de ce genre parce qu’il permet à celui qui s’y mire de se voir de l’extérieur. La tentation est donc grande chez l’écrivain de faire en sorte que l’image ne corresponde pas à la réalité de l’objet qui s’y projette. Dans le même numéro de la NBJ, Camille Bouchard utilise également le miroir, mais pour une autre fin.

Deuxièmement, le personnage de rond-de-cuir utilisé par Carpentier représente l’exemple-type du héros ordinaire que rien ne prédestine aux hallucinations ou aux rencontres avec le surnaturel. Bien sûr, par son anonymat, par sa médiocrité, ce personnage sans relief a pour but de rendre plus crédible l’histoire qui est racontée au lecteur et de lui faire croire que cela aurait aussi bien pu lui arriver à lui. Il serait intéressant de faire une étude sur l’utilisation du petit fonctionnaire dans le fantastique, tant ce type de personnage est souvent employé pour caractériser la routine d’une vie, la ponctualité, l’esprit cartésien. L’insolite et l’irréel prennent d’autant plus de relief aux yeux de ce personnage qu’il est habitué aux faits rationnels et à la rigueur de la réalité.

Dans sa nouvelle, Jean-Yves Soucy en fait d’ailleurs son personnage principal. Il diffère cependant de celui de Carpentier puisqu’il s’adonne à un fétichisme qui en dit long sur sa personnalité et sur sa vie sexuelle : il collectionne les bottes. « M. Thiouin » entretient avec les bottes féminines qu’il achète une véritable relation amoureuse. Il couche avec elles, les possède, les mate, puis les remise dans un placard. Soucy n’en dit pas plus mais l’attitude du personnage parle d’elle-même. On devine que M. Thouin est un homme qui ne sait pas parler aux femmes, qui souffre d’un complexe d’infériorité et peut-être même d’impuissance sexuelle, qu’il n’a sans doute jamais couché avec une femme.

Un jour, il achètera une paire de bottes qui se révéleront être possédées et qui n’auront de cesse de le traquer tant qu’il ne sera pas mort parce qu’il a osé les délaisser. À l’asile, attaché à son lit de patient, il sera broyé comme un insecte par ces bottes. La nouvelle de Soucy mérite le deuxième rang dans cette mini-anthologie.

Daniel Sernine est un familier de la revue Solaris. Je n’avais pourtant encore jamais lu aucune de ses œuvres. La NBJ, en publiant « La Pierre d’Érèbe », me permet de remédier à cette situation. D’inspiration classique, sa nouvelle se lit bien et raconte l’histoire d’une pierre capable de faire apparaître Sourador, le Sournois, l’une des trois Puissances du Mal, si ses adorateurs prononcent certaines formules magiques en présence de cette pierre. On fera tout pour la dérober à la grand-mère de Simon. Dans cette nouvelle, Sernine continue d’explorer son univers imaginaire, le faubourg Saint-Imnestre, et il semble avoir considérablement amélioré sa technique d’écriture. Il fait la preuve que c’est en écrivant qu’on devient écrivain.

L’univers fantastique de Sernine s’apparente à celui de Michel Bélil, mais ce dernier ancre son texte dans la réalité, au départ. C’est quand le texte de Michel décolle, de la réalité qu’il se rapproche le plus de l’univers imaginaire de Sernine. « Cocktail », plus encore que « Amputation », s’inscrit résolument dans la réalité la plus quotidienne. Cette courte nouvelle de deux pages, peut-être parce qu’elle se veut trop réaliste justement, convainc difficilement. Un couple prépare un gueuleton pour des amis et se fait avaler par des bouteilles de Feux Follets. « Cocktail » illustre, à mon avis, la principale faiblesse de Michel Bélil : un manque de crédibilité qui est dû à une transition inadéquate, dans le récit, du mode réaliste au mode fantastique. Il est plus facile de situer d’emblée le récit dans le merveilleux, comme le fait Esther Rochon, par exemple, ou dans le surnaturel, comme Sernine, que de glisser imperceptiblement d’un mode à l’autre. « Amputation », la deuxième courte nouvelle de Michel, le prouve amplement. Elle est beaucoup plus significative et cohérente. Il n’est pas inutile de souligner en passant que Michel Bélil est le seul qui ait deux nouvelles dans ce numéro.

Le gagnant du Prix Dagon 1979, Camille Bouchard, publie pour sa part une nouvelle intitulée « Depuis la mort de grand-père ». Il s’agit d’un récit assez banal qui est sauvé par la tendresse que voue un garçonnet à son grand-père décédé. Ce dernier converse avec son petit-fils à qui il apparaît dans le miroir qui lui appartenait. L’enfant reçoit l’enseignement sur les choses de la vie, de la mort, de l’amour. Cette nouvelle est un hommage tendre à tous les grands-pères et elle comporte une chute intéressante.

Quant à Marie-José Thériault, elle nous offre une nouvelle d’une écriture si étudiée qu’elle tue le plaisir de la lecture. Des phrases longues et contournées, à la manière de Marie-Claire Blais, de Claudette Charbonneau-Tissot, à la manière de l’écriture féminine des dernières années. Cette histoire d’une femme, « Lucrece », qui aspire au détachement d’elle-même, à l’immobilité créée par le gel, n’est pas sans intérêt.

Enfin, Jacques Benoit nous offre un extrait d’un roman en préparation. La nouvelle s’intitule « La Confession de Gisèle » et souffre de cette situation. C’est la plus grosse déception du numéro, compte tenu que Benoit a écrit des romans fantastiques de haute qualité en Jos Carbone et Les Princes. Cette nouvelle se situe beaucoup plus dans la veine gaillarde et friponne de Patience et Firlipon, avec son fantasme sexuel féminin qui, chez Gisèle, est représenté par un serpent qui s’introduit dans son vagin.

Le bilan de ce numéro spécial de la NBJ sur le fantastique est positif à plusieurs égards, ne serait-ce que parce que les jeunes écrivains qui ont fait leurs armes dans des revues spécialisées comme Solaris éclipsent leurs aînés, Yves Thériault et Jacques Benoit. C’est un signe de santé indéniable. On peut regretter que l’éventail d’auteurs réunis dans ce numéro ne soit pas plus vaste, que des écrivains comme Michel Tremblay, Jean Tétreau et Anne Hébert n’y figurent pas. Il est certes difficile de réunir un grand nombre d’auteurs dans une revue littéraire en quelques mois, beaucoup plus difficile en tout cas que pour une véritable anthologie du genre.

Néanmoins, le seul fait que des nouvelles fantastiques aient été publiées dans une revue littéraire aussi cotée que La Nouvelle Barre du jour indique bien que le fantastique, au Québec, gagne de plus en plus ses lettres de noblesse. Ce n’est peut-être pas une consécration, mais cet événement prend une telle valeur pour ces auteurs, surtout les jeunes, qui ont ainsi la possibilité de sortir du ghetto littéraire qu’est le fantastique au Québec. Ils n’ont rien contre l’idée d’être récupérés par la littérature avec un grand « L ».

Pour commander les deux numéros de La Nouvelle Barre du jour :

La Nouvelle Barre du jour, C. P. 131, Succ Outremont, OUTREMONT, Qué., H2V 4M8

Le numéro 79-80 (Science-Fiction) se vend $6. Le numéro 89 (Fantastique) se vend $3.50.

Claude JANELLE

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