Jacques Brossard, Le Recyclage d’Adakhan (L’Oiseau de feu 2A) (SF)

Jacques Brossard

Le Recyclage d’Adakhan (L’Oiseau de feu -2A)

Montréal, Leméac, 1990, 534 p.

Où avions-nous donc la tête ? À quoi étions-nous occupé à l’automne 1990 pour commettre une pareille omission ? Par quelle maladresse une œuvre majeure a-t-elle pu passer sous nos yeux sans que nous réagissions ? Le mystère reste entier à Solaris. Et on aura beau se confondre en excuses, le tort est déjà fait à un écrivain qui a dû poser de sérieuses questions sur notre compte. Voilà : Solaris n’a pas échappé à l’étrange mutisme que la critique en général a réservé au second tome de la série L’Oiseau de feu de Jacques Brassard. Silence qui s’explique d’autant moins que le premier tome avait suscité un enthousiasme unanime, pour ensuite emporter le Grand Prix Logidec de la science-fiction et du fantastique québécois et le Prix Casper.

L’Oiseau de feu, on le sait, formera une pentalogie. Rédigée entre 1975 et 1985, elle avait été, pour autant que je me souvienne, promise pour la fin 92. Force est de constater que le rythme de publication a ralenti considérablement, et que nous avons à ronger notre frein un bon moment encore avant de connaître la conclusion de cette passionnante fresque qui apparaît déjà comme l’un des plus remarquables cycles romanesques de notre littérature. [Dans une lettre récente, Jacques Brassard disait escompter la parution du tome 2B en mars ou avril 1993 – NDDS]

On se souvient bien sûr de l’aventure initiatique d’Adakhan Demuthsen, ce maître forgeron qui patauge dans la ville fortifiée de Manokhsor, s’apparentant, par plus d’un aspect, à une cité moyenâgeuse. Un immense désert l’isole du reste du monde (dont on ne sait rien pour l’instant : d’autres humains existent-ils seulement au-delà des murs ?) et elle ploie sous le poids des règlements qui maintiennent les habitants dans la misère et l’ignorance. Or Adakhan n’a rien d’un Périphérien au visage inexpressif. Sa curiosité téméraire, son tempérament impulsif, son désir intraitable de lever tout mystère, lui vaudront bien des ennuis et coûteront la vie de personnes qui lui étaient chères.

Le second tome débute à l’endroit précis où s’achève le premier, c’est-à-dire au moment où Adakhan pénètre dans les entrailles de Manokhsor, descente qui prend la forme d’une longue chute hallucinatoire, pour se retrouver à deux kilomètres sous terre, à la Centrale. De l’univers médiéval, nous passons, avec le second tome, à un monde aseptisé, fortement technologique, qui détient l’entier contrôle de la surface comme du centre. Au fur et à mesure que le récit progresse, des éclaircissements sont apportés, des voiles sont enfin levés sur un certain nombre de mystères qui planaient depuis le premier tome. Des passages didactiques dressent tantôt l’histoire de la Centrale (mais semée de trous, peut-être de faussetés), tantôt une description de son organisation rationnelle et mécanique. C’est un monde complet, à la fois non-référentiel et tissant de nombreux liens avec le nôtre, qui prend jour devant nous, un monde d’une construction remarquablement solide, complexe et traversée par un réseau symbolique qui donne lieu à de riches lectures. En d’autres mots, voilà une fresque qui exerce sur nous une fascination semblable à celle que nous éprouvons devant, disons, Dune de Frank Herbert. Nous assistons principalement, comme le titre l’indique, au recyclage d’Adakhan par les Centraliens, à sa formation, puis à son affectation à l’une des deux équipes de recherche les plus importantes de la Centrale, que des différences de vues séparent profondément. L’équipe est dirigée par le vieux Syrius, dont les méthodes intuitives et analogiques comme la pensée mystique marginalisent. Depuis la naissance d’Adakhan, le Vieux suit de près son évolution et attend patiemment le moment de lui assigner la tâche qu’il lui réserve dans la réalisation de son double projet Phénix (dont l’Oiseau de feu). Brassard prend soin de n’en rien dire, et ici la hâte du lecteur à connaître le fin mot de toute cette histoire n’aura d’égal que celle d’Adakhan. L’écrivain prend à l’évidence un malin plaisir à éprouver la patience du lecteur, à semer tout au long du récit de nouveaux mystères et à soulever de nouvelles questions que les prochains tomes se chargeront d’éclaircir, à notre grand désespoir, compte tenu de la lenteur avec laquelle paraît la pentalogie brossardienne.

Le Recyclage d’Adakhan n’offre pas le rythme haletant du premier tome. Il donne le pas à la réflexion sur l’action. Petite pose méditative donc que s’accorde l’écrivain, histoire de toucher le fond des choses. Derrière les allures utopiques de la Centrale et son progrès technologique, apparaît un monde où tout reste à faire, car tout y a été mal fait. Tant et aussi longtemps qu’un régime confondra savoir et pouvoir, et privilégiera un certain type de progrès au détriment d’un progrès d’un autre ordre, plus intérieur, il ne pourra aspirer à la moindre harmonie, à moins que l’on en veuille une de laboratoire.

Brossard aborde ici l’une des questions les plus fondamentales quant aux conflits intérieurs de l’homme : le conditionnement. En sont victimes autant les Périphériens que les Centraliens. Vous et moi sommes profondément conditionnés. Nous croyons penser par nous-même : la belle illusion. Notre principale tâche, la seule au terme de laquelle il soit possible d’aspirer à la liberté – la vraie, celle que l’on tire de soi –, c’est le déconditionnement. Si l’asservissement des peuples forme le thème central du premier tome (on s’est complu à y voir une représentation de la condition politique québécoise, mais la pensée de Brossard m’apparaît autrement plus globale), ici, la nécessité impérieuse de se libérer de toute forme d’autorité constitue le propos de l’écrivain. Mais cette libération ne se passe nulle part ailleurs qu’à l’intérieur de soi. Brossard est profondément attaché au concept jungien de psyché collective et d’anima, à la connaissance que l’on doit acquérir de soi-même. On sait, par exemple, l’importance qu’il attache au rêve à l’intérieur du processus de l’écriture. Pour tout dire, l’aventure d’Adakhan est, l’espace d’un livre, essentiellement spirituelle. Aussi plusieurs et longs passages sont-ils tirés de son journal de bord, où se succèdent ses interrogations, ses angoisses, ses frustrations, sans compter les discussions portant sur l’existence de Dieu entre les membres de l’équipe. L’homme d’action qu’il a toujours été cède peu à peu le pas à l’homme intérieur, car transformer la Centrale, c’est, avant tout chose, se transformer soi-même. Telle est la leçon que devra tirer le fougueux Adakhan (et bien entendu le lecteur), au terme de l’insupportable inactivité à laquelle il est contraint. Rien ne sert de refaire le monde, il faut partir de soi. La patience est donc la vertu qu’il lui faut cultiver (il n’est pas même sûr qu’il y parvienne réellement).

Voilà bien en tout cas un roman d’apprentissage dans la plus pure tradition du bildungs-roman où s’opère un changement intérieur chez le personnage principal, changement dont le résultat n’est pas assuré, et que traverse aussi le lecteur sensible et soucieux de comprendre son rapport au monde.

Fabien MÉNARD

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