Guy Bouchard, Femmes et pouvoir dans la Cité philosophique

Guy Bouchard

Femmes et pouvoir dans la « Cité philosophique »

Montréal, Logiques, 1992.

« Relire L’Utopie de Thomas More » : tel est le sous-titre du nouvel essai critique de Guy Bouchard publié aux éditions Logiques. Le titre lui-même, écrit avec un caractère trois fois plus gros, et plus accrocheur, est en fait un cas assez caractérisé de représentation frauduleuse, dans la mesure où le sujet n’est abordé que dans environ 10% du texte, mais j’ignore si l’auteur est responsable de son titre, et par ailleurs, le reste du livre est suffisamment intéressant en soi pour qu’on pardonne cet écart.

Relire l’Utopie… On penserait qu’après cinq siècles tout a été dit sur la question – après tout, More est le père de l’utopie après Platon, et l’on sait le succès de ces deux auteurs non seulement dans la réflexion universitaire mais aussi dans la réflexion politique contemporaine, sans parler de toutes les survivances science-fictionnelles de l’utopie, qui, il faut bien le dire, ne se préoccupent cependant pas habituellement des sources. Guy Bouchard, philosophe, mais aussi écrivain de SF, a depuis assez longtemps planté sa tente dans le territoire, qu’il a contribué à policer par des efforts louables de définition (on sait qu’il a un amour tout particulier, et assez « utopique » en soi, des catégories), et à renouveler, en particulier dans l’étude des rapports entre utopie et féminisme. On consultera avec profit, à ce propos, ses articles dans imagine… 44 et dans Laval théologique et philosophique (on trouvera les références dans la bibliographie finale).

Il existe une activité universitaire bien établie qu’on pourrait appeler « la métacritique », et qui consiste à critiquer… les critiques. C’est souvent un exercice assez vain, simplement générateur de publications à peu de frais. Mais dans son présent ouvrage, Guy Bouchard démontre que, intelligemment utilisée, la métacritique parvient à extirper une moelle encore substantifique de sujets qu’on croyait épuisés, dans la mesure où elle permet de relativiser les lectures. Dans des chapitres brefs, serrés, pertinents, et hérissés de références qui prouvent sa parfaite connaissance de la question (la bibliographie musclée, à la fin du livre, sera utile à tous ceux qui s’intéressent à l’utopie comme à L’Utopie), Bouchard aborde tour à tour les diverses interprétations qu’on a pu faire de L’Utopie, en en soulignant les contradictions, les a priori, les agendas secrets, bref, les non-dits. Que ce soit « l’interprétation conservatrice » (les diverses interprétations religieuses), « anachronique », « régressives », « réformiste », « révolutionnaire » (les idéologues politiques de tout poil), ou « féministe », leurs tenants sont confrontés sans pitié avec leurs manipulations du texte – leurs stratégies de valorisation ou d’occultation, les usages contradictoires qui sont faits d’un même passage par des auteurs d’idéologies opposées – et surtout ils sont confrontés avec le texte lui-même, dont on ne peut qu’admirer la persistante et riche ambiguïté en suivant la démonstration de Bouchard. Il ressort de celle-ci que bien des commentateurs sont coupables, en fait, d’interprétations anachroniques, c’est-à-dire qu’ils voient – et jugent – L’Utopie depuis leur perspective du 19e ou du 20e siècle. On pourrait évidemment rétorquer que nul ne peut prétendre lire aujourd’hui L’Utopie de More comme il l’a écrite, ou comme ses lecteurs l’ont reçue (Borgès aidant, on pourrait même soutenir que le même texte écrit mot pour mot aujourd’hui n’aurait pas les mêmes significations !). Mais ce n’est pas là l’argument de Bouchard. Il préfère, et il a bien raison, rappeler aux perpétrateurs d’interprétations modernisantes que, outre une lecture honnête du texte – et de tout le texte – de solides connaissances historiques sont nécessaires afin de mettre au moins une limite aux contresens et aux procès d’intention. Une simple remarque de bon sens, dira-t-on peut-être. Mais les ravages de l’a-historicisme, dans notre âge « postmoderne », font qu’elle peut apparaître soudain comme révolutionnaire !

Ce qui se dégage en fin de compte de cet essai de Guy Bouchard, outre la richesse et l’actualité de L’Utopie (y compris pour la réflexion féministe, je m’en voudrais de ne pas le souligner), c’est que la « voie (et la voix) oblique » choisie par Thomas More pour exprimer des idées qui étaient à l’époque, on l’oublie trop, réellement dangereuses, est aussi la voie que doit suivre le lecteur, loin des interprétations univoques, qu’elles soient hagiographiques ou dystopiques. Ainsi conclut Bouchard :

« Une utopie, ce n’est ni un traité théorique ni un plan d’action. Quand la vie entre dans la littérature, disait Tynianov, « elle devient littérature et doit être appréciée comme telle ». Il en va de même de « la vérité ».

Élisabeth VONARBURG

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