Collectif, Les Ailleurs imaginaires : les rapports entre le fantastique et la science-fiction

Aurélien Boivin, Maurice Émond et Michel Lord (directeurs)

Les Ailleurs imaginaires : les rapports entre le fantastique et la science-fiction

Saint-Laurent, Nuit Blanche (Cahiers du CRELIQ), 1993, 308 p.

Ils furent dix-sept à se réunir, trois jours durant, dans un local de l’Université Laval. Dix-sept, avec leur haut savoir en bandoulière et le texte de leur communication sous le bras, à échanger leurs vues toutes savantes et théoriques sur la SF et le fantastique. Dix-sept universitaires francophones, d’ici et d’outre-mer, à se frotter à une problématique contre laquelle on est en droit d’avoir quelques préventions : la problématique des genres littéraires.

Le colloque s’est tenu en mai 1990, et fut organisé par le défunt GRILFIQ [N.D.L.R. « Groupe de recherche interdisciplinaire sur les fantastiques dans l’imaginaire québécois », à ne pas confondre avec le CRELIQ, le « Centre de recherche en littérature québécoise »]. Ce livre rassemble les textes qui y furent présentés sous forme de communications. À juger de leur sécheresse d’écriture et des culbutes théoriques qu’on y exécute, il est heureux que vous et moi puissions nous contenter du livre dont on peut rabattre la jaquette à notre guise (il est mal vu de quitter la salle pendant qu’on y donne une conférence !). Autrement dit, lire un collectif d’un trait est bien entendu une folie.

Vous tient-il à cœur de placer Coquillage d’Esther Rochon sous l’enseigne SF ou fantastique ? (À moins qu’il s’agisse là d’un cas d’hybride, mais alors où tracer la démarcation des genres à l’intérieur même du texte ?) Êtes-vous de ceux et celles qui mettent à l’index L’Ultime alliance, l’excellent roman de Pierre Billon, pour la simple raison que l’auteur a refusé de laisser assimiler son œuvre au genre SF ? Si oui, Les Ailleurs imaginaires occuperont vos nuits. Mais encore faut-il que vous ayez un goût prononcé pour les analyses qui ne vous épargnent ni l’opacité d’un discours jargonnant, ni les acrobaties d’un cortex en exhibition.

Tracer les frontières précises de la SF et du fantastique, voilà bien un exercice dont je ne suis pas convaincu du caractère incontournable. Mais je ne compte pas au nombre de ces lecteurs que l’on dit savants. J’en suis encore à m’approcher au plus près, tant bien que mal, plus mal que bien et naïvement je le concède, à la vérité du texte littéraire, à ce qui y est communiqué. Les spécialistes, eux, en ont terminé depuis longtemps avec cette vérité-là. Ils sont maintenant aux prises avec d’autres préoccupations autrement plus subtiles et dont l’enjeu, je le crains, échappe quelque peu au simple d’esprit que je suis.

Mais si ces experts manquent au devoir de montrer que la SF aussi peut nous apporter un secours, nous ouvrir au monde et élargir notre pensée, alors, dites-moi, qui le fera ?

Cela étant, on me permettra de ne m’arrêter que sur quelques-uns des moments de lecture où furent au rendez-vous plaisir du texte et plaisir de connaissance.

Prenez le texte d’ouverture de l’écrivain André Carpentier, intéressant, malgré quelques culbutes théoriques qui n’apportent rien. Il s’interroge entre autres sur le phénomène de la contamination des genres : il peut arriver, montre-t-il, qu’un texte, en cours d’écriture, passe d’un genre à un autre, qu’un genre, pour ainsi dire, en déloge un autre. Il donnera pour exemple sa propre expérience d’écriture de « Carnet sur la fin possible d’un monde » (nouvelle éponyme d’un recueil recensé dans Solaris 106, à l’origine publiée dans L’ASFFQ 1989) qui, d’allure fantastique au départ, évolua doucement vers la SF, « contre toute volonté avouée » de la part de Carpentier lui-même.

On lira avec profit le texte de Christian Vandendorpe, « Pouvoirs du héros et rationalité dans le fantastique et la science-fiction ». J’aime qu’il cerne les deux genres en fonction de « la capacité même de l’être humain à se donner des buts ». Alors que le fantastique met en place un héros sur lequel s’acharne un destin accablant et implacable qui paralyse sa volonté (Kafka, Borges, Maupassant), la SF, à l’opposé, parce que reposant sur l’idée de progrès (« une force d’origine humaine »), permet à l’homme « de rêver son destin ». Ainsi combine-t-elle « à la réflexion sur les possibles issues de la science la mise en scène romanesque d’un héros conduit par des buts qu’il s’est librement donnés ».

L’écrivain Gilles Pellerin nous invite à prendre le train avec lui. Acceptez, le train de Pellerin n’est pas de ceux qui s’emballent, qui se moquent des gares (ou des œuvres) et qui vous confinent à l’espace clos du wagon réservé aux initiés. La question de départ est originale : quelle place occupe le motif du train dans la littérature fantastique québécoise depuis 1960 ? Quant à moi, le plus beau texte de tout l’ouvrage, ne propose-t-il qu’un « survol strictement descriptif ».

Il y a Roger Bozzetto dont le thème de la ruine retient mon attention. La découverte de mondes autres, appartenant au passé, mais aussi au futur on pense à La Machine à voyager dans le temps de Wells), place le lecteur devant « des restes, des traces, des reliques de toutes sortes », à partir desquels SF et fantastique mènent, chacun à sa façon, une quête archéologique du sens.

Montrer l’approche fondamentalement différente des auteurs féminins et masculins quant à la reproduction des corps, à la mise au monde d’enfants dans l’espace, telle est la tâche que s’est assignée ma collègue et amie Élisabeth Vonarburg. Texte étoffé où il est plutôt curieux (et même agaçant) de voir Élisabeth évoquer ses propres fictions en parlant d’elle-même à la troisième personne. Tour rhétorique ou distanciation à l’égard de soi que s’explique mal Fabien Ménard.

Délaissant le contenu des œuvres, la plupart préfèrent se casser les dents contre leur statut générique. Ils me font alors penser à ce pauvre Sisyphe qui se dépense en pure perte. Oh ! n’allez pas croire, et les organisateurs s’empressent de nous le rappeler dans leur introduction, que cela les « empêche de ressentir ce qu’[ils osent] encore appeler « le plaisir du texte », malgré qu’[ils aient] l’air d’opérer un travail, parfois aride, bien que nécessaire, sur le texte […] » (p. 11). L’adjectif « nécessaire » laisse songeur. Nos savants cherchent dès lors à en justifier emploi. Paul Bleton explique que catégoriser est, chez tout lecteur, « irrépressible », que « la classification, au-delà de sa vanité et de son ridicule, est surtout increvable », parce que ça ferait partie du « processus de la pensée » (p. 40). Jean Fabre (décédé depuis) n’y va pas non plus avec le dos de la cuiller : « […] rejeter le principe même de définition n’est que négation pure et simple de la pensée » (p. 109). On pourra répondre avec autant d’aplomb que définir, c’est précisément limiter notre pensée.

Carpentier se fait plus lyrique en nous invitant à voir les genres littéraires, non « comme de simples cases où l’on rangerait des textes en prenant en compte des modes d’assortissement », mais comme des « entités vivantes et dynamisantes », car ils sont « une manière d’être dans le langage, un fait de langage qui, prenant forme, éclaire le monde » (p. 16). Et tandis que Guy Bouchard s’épuise à distinguer l’utopie d’autres sous-genres comme si sa vie en dépendait, Simone Vierne effectue un retour critique que l’on appréciera : « pourquoi tenter ainsi de classer les œuvres, comme on le ferait de plantes ou de minéraux ? », et elle poursuit : « il s’agit bien plutôt de réfléchir sur les enjeux de ces créations, de voir quel imaginaire s’y investit, et pour délivrer quel message. Car il y a toujours message, désir de communiquer, fût-il l’incommunicable » (p. 281).

Voilà qui est bien dit. Espérons que le jour est proche où la critique spécialisée dissociera une fois pour toutes intelligence et intellectualité, et préférera la lucidité souriante, qui ne renonce ni à la clarté ni aux nuances, aux analyses pédantes qui jettent de la poudre aux yeux.

Fabien MÉNARD

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