Stanley Péan, La Plage des songes et autres récits d’exil (Fa)

Stanley Péan

La Plage des songes et autres récits d’exil

Montréal, du Cidhica, 1988, 169 p.

« La Vie est une histoire d’horreur » (p. 161). On ne saurait guère se surprendre d’une telle phrase à la clôture du recueil de nouvelles de ce jeune écrivain haïtien, Stanley Péan. Une vie gonflée de cauchemars, d’hallucinations et de folies, mais aussi empreinte de désirs et de sensualités, se profile tout au long de ces huit courts récits, dont le charme discret réside dans un climat insolite bien campé et soutenu dès les premières lignes jusqu’à la page finale. Péan nous donne à voir une vie qui évolue sur le fil tranchant d’un réel au confluent de la nature et de la surnature. Métamorphoses vaudou, rencontres étranges jalonnent la vie des protagonistes – tous haïtiens – laquelle échoue sur une plage lavée par les vagues d’un pays perdu. Leur existence, isolée au sein d’un Québec privé de magie, résonne comme un appel éternel au soleil haïtien. Car la vie qui lutte dans ces pages, c’est la vie d’exil.

Le titre du recueil l’indique, c’est la notion d’exil qui commande l’écriture de Péan. L’exil est l’espace clos et étouffant dans lequel sont plongés ces personnages haïtiens, et Péan lui-même – né à Port-au-Prince et élevé à Jonquière. Aussi le racisme, le refus et la méconnaissance de l’autre servent-ils de toile de fond à plusieurs nouvelles. Dès la première, « La Plage des songes » [NDLR : Parue dans le numéro 78 de Solaris.], la structure thématique du livre est mise en place : thèmes de la marginalité, de la nostalgie, la perte et la quête de l’identité. La narratrice, une jeune institutrice haïtienne, fait la rencontre d’un petit Haïtien brutalisé par ses camarades de classe. Une amitié d’autant plus solide les noue qu’elle plaque sur l’enfant l’image de celui qu’elle n’a pu garder. De cette relation s’établit un étrange climat ; le jeune homme projette sa nouvelle amie dans les songes de son pays d’enfance. « Et comme des zannolit (petits lézards) sur des briques lézardées et surchauffées, nous avancions à pas de velours, lentement, sur la peau irisée du rêve. » (p. 28) L’exil plane comme un vertige, inscrit une coupure au sein du réel, il est détresse et espérance, limbe d’une histoire collective et recherche de celle-ci ; dépossession de soi. Dans le « Syndrome Kafka », Sébastien Laroque devient mystérieusement amnésique, belle métaphore qui pose l’exil comme lieu de l’oubli : « Que te reste-t-il d’Haïti, Sébastien ? Que te reste-t-il du pays de tes pères ? » lui répète une voix intérieure (p. l19). Haïti, terre de magie, se lève comme un mont massif voilé par l’ombre d’une autre réalité, la nôtre, qui menace de s’épaissir et de le réduire à une image fugitive. Aussi la quête du pays perdu sert-elle de mise à feu au fantastique. En effet, la magie permet de fonder une reconquête de soi et de la mémoire d’une collectivité. S’installant au Québec, l’Haïtien remorque à son insu l’imaginaire, la religion vaudou, la sorcellerie qui font partie de la sensibilité de son peuple. Comme lui, il vivra de merveilleux, dans le merveilleux, sans tracer de frontière entre le possible et l’impossible, le réel et l’imaginaire. À l’image de cette anecdote, que Péan tire ou non de son imagination, où une jeune paysanne, à peine débarquée à Montréal, arrive face à face avec une porte automatique qui s’ouvre seule devant elle. Elle hurle « Ah non ! Je ne marche pas ! Vous m’auriez poursuivie jusqu’au Canada ? » (p. 136). Les esprits collent à leur peau comme des sangsues.

Ainsi pour cet homme qui se voit ravalé contre son gré en l’état de cannibale animalisé dans « Ce nègre n’est qu’un blanc déguisé en indien ». Ainsi pour cet autre aux yeux duquel désormais sa femme n’apparaît plus que comme un cadavre zombifié dans « Ban mwen y on ti-bo » Ainsi pour ce couple dont un coffret diabolique exauce tous les vœux dans un but funeste dans « En prime avec ce coffret ». Si l’horreur s’installe au cœur des songes de ces individus, c’est peut-être pour mieux préserver en eux leur imagerie culturelle, pour mieux, sur le plan symbolique, les maintenir en vie.

Savamment construit, ce livre repose sur une unité de ton indispensable à l’homogénéité d’un recueil de nouvelles. Chacune prolonge la précédente et appelle la prochaine, sans que l’une d’elles s’impose sur le reste par un texte plus rigoureux ou mieux travaillé. De telle sorte que l’on reste sous le choc du beau texte qui clôt le livre, « L’Envers du silence » où s’ouvre une troublante question : « O pa lande yo ? » (Les entendez-vous ?). Le jour où le gémissement des morts qui auront troué votre vie résonnera dans votre tête, vous aurez pénétré l’univers de ce naufragé en proie aux douloureuses agonies de son peuple. Et vous direz comme lui que « la vie est une histoire d’horreur ».

La plume de Péan, raffinée et sobre, généreuse et sensuelle, nous guide vers une sincère compassion pour ces personnages dont le quotidien oscille entre le tam-tam et le rationnel, la magie et la raison. Sans prétention, ce recueil trace un parcours pavé aussi d’humour, d’érotisme et de tendresse, avec une simplicité qui n’a d’égal que ce large sourire qui illumine le visage des Haïtiens que nous croisons, tout exilés soient-ils.

Fabien MÉNARD

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *