Louis-Philippe Hébert : une nouvelle définition du fantastique
Si je m’étais écouté, j’aurais mis de côté le livre de Louis-Philippe Hébert, Récits des temps ordinaires, après la deuxième ou la troisième nouvelle de ce recueil. Et je m’en serais félicité toute ma vie. Mais voilà, il fallait que je le lise au complet pour pouvoir en dire tout le bien ou tout le mal qu’il mérite. Vraiment, faut le faire ! En fait, j’ai accumulé tellement de rancœur en lisant ce livre (surtout au début) que j’ai pensé sérieusement à le brûler moi qui voue à mes livres une dévotion et un soin religieux. C’est vous dire toute la colère que je nourris contre cette œuvre qui a failli me rendre fou.
Au début, j’ai grincé des dents alors que je butais sur le sens incompréhensible d’une phrase, d’une situation. Je ne me rendais pas compte, alors, que je cherchais à comprendre l’incompréhensible, à voir l’invisible, à entendre l’inaudible. Il n’y a rien à comprendre dans ce foutu livre parce que Récits des temps ordinaires est un livre tout à fait irrationnel sur un phénomène tout aussi irrationnel : le fantastique. Quand on a saisi cela, on se trouve dans une meilleure disposition pour aborder cette œuvre bizarre et baroque. C’est peut-être la raison pour laquelle j’ai mieux accepté les dernières nouvelles qui, il faut bien l’avouer aussi, sont plus lisibles, plus cohérentes et plus intelligibles.
En fait, les premières et les dernières présentent un certain intérêt, mais entre ces points culminants il y a un creux de vague duquel on ne peut rien rescaper. Par ces récits insolites, Louis-Philippe Hébert a voulu proposer une forme nouvelle de fantastique. Ses bonnes intentions et sa sincérité ne sauraient être mises en doute mais les résultats sont moches, pour ne pas dire désastreux. Évidemment, le livre d’Hébert a tout pour se rendre détestable : il n’y a pas de paragraphes, la ponctuation est déficiente et même trompeuse, la phrase est excessivement longue au point qu’on perd le fil du récit et le sujet premier de la proposition.
L’auteur conteste le style traditionnel, la syntaxe ordonnée et rigoureuse, la linéarité du récit. Il a bien le droit de faire la guérilla qu’il veut. Si son action vise à définir de nouvelles formes d’expression dans le genre fantastique, tant mieux et bravo… Cependant, si ces formules nouvelles ne réussissent à faire passer aucune émotion que ce soit au lecteur, je me dis que l’auteur s’est mis un doigt dans l’œil et qu’il s’est carrément trompé. Hébert a dynamité le langage traditionnel mais aussi le sens de son récit. Le conte fantastique, plus que tout autre genre littéraire, vaut par sa capacité à nous faire ressentir des émotions et des sentiments.
Or, Hébert ne réussit à peu près jamais à se faire comprendre par son lecteur. Il n’existe aucun lien d’intelligence parce que le récit n’implique pas le lecteur. Comment ressentir de la peur ou de l’anxiété en lisant ces phrases qui n’ont aucun rapport les unes avec les autres ? Parmi ces nouvelles, trop nombreuses sont celles qui sont constituées d’une série d’images incohérentes, gratuites et insignifiantes. Seules quelques-unes, dont « Un tirage au sort », « La Bête plate » et « Les Visites de famille » sont fidèles à une idée de base et se développent sans une certaine unité narrative. Elles réussissent à créer un climat de tension et à faire circuler des émotions.
À mesure que progresse la lecture de Récits des temps ordinaires, il apparaît clairement qu’Hébert ne recherche pas uniquement une nouvelle forme d’expression du fantastique. Il en recherche, dirait-on, une nouvelle définition qui ne soit pas celle, réductible et limitative, du surnaturel et de l’irrationnel. Hébert va plus loin que la description d’événements irréductibles à l’approche scientifique. Il défonce joyeusement ces frontières et met en écriture des faits qui se situent au-delà de l’inexplicable à un point tel qu’en les lisant, on ne les comprendra pas, à cause de notre pensée rationnelle.
Il faut se laisser imprégner d’une certaine folie communicative qui se dégage de ces récits absolument déroutants et consternants. Il faut changer sa méthode de lecture et mettre de côté sa rigueur cartésienne. Cette lecture initiatique ne sera possible qu’à ceux qui auront fait abstraction de leur rationalisme. À ceux-là, Hébert promet la connaissance comme dans La Montagne sacrée d’Alexandro Jodorowski.
Ai-je eu ce privilège ? J’ai peut-être atteint cette essence divine dans quelques nouvelles mais mon manque de foi, comme Saint Pierre, m’a fait caler dans le lac de Tibériade, dans le gouffre de l’incompréhension, pour un bon nombre d’entre elles. Je relis les quelques notes que j’avais rédigées en marge de ma lecture. « Littérature tout à fait exécrable ». « C’est un déchet qui, contrairement aux excréments humains, n’a aucune utilité biologique ». « Nulle alchimie ne pourrait transformer ces fèces en or ». « Les titres n’ont aucun rapport avec ce qui est développé dans ces récits ».
« L’auteur manque de respect envers son lecteur et lui fait perdre son temps comme ce n’est pas possible de le faire ». Réaction excessive, peut-être, mais spontanée.
Avec le recul du temps, mon ressentiment s’est émoussé. Il s’agit de penser aux moments intéressants et à l’interprétation riche que propose « Parallèlement ». Ce récit surréaliste peut signifier bien des choses. J’y ai vu, pour ma part, le symbole de la bombe atomique, de la mort, du hasard et la destruction de l’homme causée par l’homme lui-même. Ou encore cette nouvelle intitulée « La Fourmi extrême », satire assez réussie de la situation dans les hôpitaux et dans les salles d’attente. Et que dire de ce récit « La Paix dans les familles nombreuses » ? De bon ton et de facture presque classique, il propose plusieurs interprétations qui, sans doute, se valent. Le prétexte est simple : des meubles sont accusés d’avoir mangé des membres humains. On les brûle sur la place publique. Puis, on découvre, dans le corps de certaines personnes, des membres dérobés à d’autres individus. Les meubles étaient-ils coupables ? L’auteur dénonce la justice et l’illuminisme de l’homme. Et enfin, cette nouvelle plus réaliste que fantastique, « Un tirage au sort », qui recrée la réalité troublante des clubs de nuit.
Récits des temps ordinaires de Louis-Philippe Hébert est un recueil de nouvelles fantastiques inégal, difficile d’accès, qui propose un nouveau concept en matière de fantastique. Il se veut à l’avant-garde littéraire mais il n’est jamais facile d’être prophète.
Petits films fantastiques…
Je m’étais pourtant promis de ne plus jamais lire un livre de Louis-Philippe Hébert. Et me voici faisant la critique de Manuscrit trouvé dans une valise, son plus récent recueil de nouvelles fantastiques. Je me suis laissé tenter par la critique élogieuse, par le besoin de donner une seconde chance à celui que j’avais durement jugé, à l’époque de Récits des temps ordinaires.
L’auteur a évolué et j’ai moi-même évolué sans doute, puisque la répulsion que j’ai ressentie à l’endroit du dernier livre d’Hébert a été moins forte que pour le précédent recueil. Mais ce n’est pas l’adhésion totale, loin de là, et aujourd’hui, je ne sais pas encore si je continuerai de fréquenter l’œuvre de cet écrivain singulier qui compte déjà une dizaine de recueils de prose, de récits, de poèmes ou de nouvelles. J’ai plusieurs griefs à formuler sur le fantastique pratiqué par Louis-Philippe Hébert.
Pour créer un climat fantastique, l’auteur décrit des machines insolites que le lecteur a peine à imaginer malgré la profusion des détails fournis. Il en est de même des situations difficilement concevables qui n’éveillent aucune émotion chez les protagonistes, aucun sentiment humain. On dirait que le fantastique d’Hébert s’exerce sur la cybernétique, sur le quotidien de personnages qui ne sont pas des êtres humains, mais des robots. Le lecteur lit tout cela d’un air détaché, sans se sentir le moindrement concerné. Tout est décrit de façon froide, rationnelle, sans passion.
Louis-Philippe Hébert a poussé encore plus loin (trop loin peut-être) la relation humains-machine qui existait en partie dans 2001, odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. On se rappelle qu’à un certain moment, l’ordinateur se révolte contre les astronautes du vaisseau. Cette insubordination engendre une tension dramatique intense, malgré l’invraisemblance fondamentale de la situation, parce que les astronautes sont présentés comme des humains ordinaires. Or, chez Hébert, cette relation personnage-technologie n’est jamais source d’émotions et de sentiments, parce que les personnages sont vidés de toute substance humaine et ne sont plus que des robots ou des androïdes. Il est difficile de s’émouvoir des malheurs d’un robot victime de la technologie qui l’a créé.
Le tort de l’auteur fut peut-être d’appliquer sans discernement, à toutes les composantes du récit, les techniques et artifices du cinéma. Les personnages que l’on voit sur l’écran ne sont que l’enveloppe d’êtres humains, après tout, s’est dit l’auteur Mais en donnant la même consistance à ses personnages, Hébert a oublié que les « enveloppes humaines » qui s’agitent sur l’écran de cinéma, dans les salles obscures, véhiculent des émotions, des sentiments et des réflexions, ce qui les rend crédibles.
Quant aux autres applications de la technique cinématographique, elles sont intéressantes et originales. Par exemple, l’auteur imagine un court récit à partir de chacun des procédés suivants : le zoom in, le zoom out, le ralenti, la marche arrière, la surimpression.
Tout ce qui fait partie de la quincaillerie du cinéma (éclairage, maquillage, doublure, projecteurs, etc.) fait aussi l’objet d’une courte nouvelle fantastique, dont certaines sont brillantes. Et le recueil se termine sur une note d’humour, avec le fameux happy end.
En soi, ces techniques de cinéma ne recèlent aucune possibilité fantastique, mais c’est en les utilisant dans un récit littéraire qu’elles acquièrent cette valeur Louis-Philippe Hébert subvertit ainsi les règles de la réalité et en arrive à créer un fantastique qui tient surtout de l’insolite et de l’irréalité. Un des meilleurs exemples se trouve dans cette nouvelle intitulée « Poutrelles d’acier ». L’auteur y exploite le procédé de la marche arrière. Imaginez un film illustrant un incendie. Puis, projetez-le en commençant par la fin. L’effet est assez singulier n’est-ce pas ? Il se trouve que les flammes, contrairement à la réalité, ne ravagent plus l’édifice mais constituent plutôt les agents de sa construction. Pour respecter la logique de ce système, les syndicats se battent pour des diminutions de salaires des employés. Voilà ce que raconte en trois pages cette nouvelle d’Hébert, de façon saisissante, sans ce handicap de l’absence d’émotion.
En fait, pour tout dire, le fantastique d’Hébert est foncièrement cérébral, intellectuel, par opposition, par exemple à celui de Michel Bélil qui vient des tripes et qui table sur les angoisses des êtres humains. Une autre nouvelle intéressante, « La Pelure », s’élabore sur le thème du maquillage et débouche dans la nouvelle suivante, « La Pratique de l’autolobotomie » sur le thème de la doublure au cinéma. Les deux récits mettent en scène des personnages victimes d’une maladie de l’épiderme qui prend l’ampleur d’une épidémie. Chaque jour, les patients doivent se débarrasse d’une enveloppe de peau très mince que produit leur organisme, sinon ils vont devenir trop à l’étroit dans leur univers environnant. Voilà une belle réussite dans le genre fantastique à partir d’une idée de base très mince.
Moins heureuses, à mon avis, sont les nouvelles qui reposent sur la description d’univers tronqués, parallèles ou qui s’emboîtent les uns dans les autres comme des poupées russes. Je pense à « Si vous saviez », « La Suite », Le Jardin des oiseaux suspendus ». La description demeure aussi détaillée, la cohérence du récit semble sans faille (encore qu’il soit difficile d’imaginer ces constructions, tant elles sont complexes) mais on a l’impression de regarder un beau décor, statique par définition, qui gagnerait à être animé par des personnages moins discrets.
On ne peut que souscrire, en même temps, aux paroles de l’auteur qui dit : « Nous lisons mais nous ne savons rien. Vous voyez comme cette technique est efficace ? Pourtant elle n’est pas uniquement mensongère. C’est une tromperie, d’accord, mais elle contient sa part de réalité » (p. 83) Je crois qu’il faut toujours garder cette réflexion en tête pendant la lecture du recueil d’Hébert, parce qu’elle constitue une clef pour la compréhension de chacun des récits. De même, on ne soulignera jamais assez l’importance et l’influence du cinéma dans ce recueil, puisqu’il est à la base de l’organisation du récit et de sa compréhension globale. Jamais littérature et cinéma n’auront été associés dans une telle symbiose. Neige noire d’Hubert Aquin et Prochainement sur cet écran de Pierre Turgeon n’avaient pas expérimenté aussi loin cette association.
Le meilleur conseil que je puisse donner au lecteur, c’est de consulter la table des matières et son complément indispensable – jeu de clés – chaque fois que vous commencez un nouveau récit. Je ne l’ai pas fait, et ce n’est qu’à la toute fin, en lisant ces deux tables des matières en parallèle, que j’ai compris son importance et le sens de plusieurs nouvelles rétroactivement.
Quant à la forme du recueil, elle aurait été brillante si l’auteur n’avait pas introduit dans son recueil la partie intitulée « Curiosités de la nature ». Cette partie, qui contient d’ailleurs quatre nouvelles de qualité supérieure, ne se justifie aucunement dans l’organisation formelle du recueil et brise une unité qui aurait été, sans cela, inattaquable. L’auteur aurait mieux fait de conserver ces quatre nouvelles, qui totalisent une vingtaines de pages seulement, pour une autre publication.
En somme, Manuscrit trouvé dans une valise confirme l’intérêt de Louis-Philippe Hébert pour la description de machines sorties de son imagination. Il décrit notamment dans la deuxième nouvelle du recueil une machine qui administre le texte au lecteur par intraveineuse. Le livre confirme aussi l’intérêt de son auteur pour un fantastique renouvelé, qui explore de nouvelles voies et de nouvelles formes. Le changement dans la manière d’Hébert – et il est notable – réside dans l’écriture qui se veut plus simple et plus accessible au lecteur. C’est un effort louable et qu’il faut souligner.
Louis-Philippe Hébert
Récits des temps ordinaires
Montréal, Du jour, 1972, 157 p.
Manuscrit trouvé dans une valise
Montréal, Quinze (Prose entière), 1979, 175 p.
Claude JANELLE