Christian Quesnel et Ariane Gélinas, La Cité oblique (Fa)

Christian Quesnel et Ariane Gélinas

La Cité oblique

Québec, Alto, 2022, 168 p.

1930. Un visiteur sillonne en silence les rues de Québec, carnet à la main. Le visage pâle et sévère, vêtu d’un costar noir, il n’attire aucune attention. Pourtant, cet homme dissimule un univers sombre et suintant, peuplé de chimères et de dieux visqueux. Ce visiteur, c’est Howard Phillips Lovecraft, auteur controversé et père de Cthulhu, un des plus terrifiants mythes de la littérature fantastique.

Dans leur magnifique roman graphique La Cité oblique, Ariane Gélinas et Christian Quesnel réinvestissent les séjours de Lovecraft dans la ville de Québec pour nous livrer une histoire complètement hallucinée de la Nouvelle-France. On y suit les déambulations de l’écrivain dans les « territoires cauchemardesques de la ville de Québeck », aux eaux hantées par Elkanah et ses semblables, des entités terribles et antédiluviennes. Dans cette genèse de la « Nouvelle-Fr’lyeh », Lovecraft nous raconte notamment la lente métamorphose de Chantplain en être tentaculaire, les sacrifices sanglants des prêtres à Ceux-qui-sommeillent ou encore une Bataille des plaines d’Abraham marquée par l’émergence d’Elkanah sur la terre ferme après des millénaires d’observation aquatique.

Si le pari de La Cité oblique était peut-être fou — faire le récit de la colonisation de la Nouvelle-France en empruntant le point de vue lovecraftien —, il faut dire que les deux artistes le réussissent avec brio. J’ai été littéralement happée par chacune des planches de l’œuvre, véritables chefs-d’œuvre de détails horrifiques. Sous les pinceaux de Quesnel surgissent des images dont il m’a été impossible de détourner les yeux : croix sanglantes serties de tentacules, Christ à tête de caribou, amours et batailles céphalopodes. Les textes d’Ariane Gélinas qui les accompagnent en exacerbent l’aspect inquiétant et douloureusement fascinant, de manière si habile que j’ai presque cru que Lovecraft était revenu d’outre-tombe pour prendre la plume. À travers chacun de ses extraits, l’écrivaine fait jaillir l’éclat terrifiant du style lovecraftien et anime les dessins d’une poésie macabre. Enfant hybride de deux immenses talents, le roman graphique se révèle ainsi une porte d’entrée vers un passé impossible, un Québek magnifié : j’ai souhaité d’un même élan l’habiter et m’en échapper, les jambes à mon cou. De terreur que mon séjour dans la cité oblique ne soit le dernier et que je ne sois condamnée à « vivre à jamais parmi les récifs ».

Un dernier point qu’il me semble essentiel de soulever : si La Cité oblique est un hommage à l’œuvre de Lovecraft et à son impact non négligeable sur la littérature fantastique et d’horreur, elle réussit pourtant à contourner tout ce que cet héritage a de problématique (le racisme de Lovecraft étant de notoriété publique). Derrière le mythe de Cthulhu du 20e siècle se cache une peur indicible de l’altérité et du métissage. Au contraire, Elkanah, créature inventée par les artistes pour le récit, inspire autant crainte que désir. Ode à l’ambiguïté et à la métamorphose, elle est la métaphore d’une Histoire tentaculaire, faite d’alliances improbables et d’unions sublimement monstrueuses. Endormie dans sa cité engloutie dans les tréfonds du Saint-Laurent, Elkanah nous invite à embrasser notre héritage « fr’lyehien », étrange et immortel.

« N’est pas mort ce qui à jamais dort dans l’éternel. »

Anaïs PAQUIN

Bienvenue Alyson, de J.D. Kurtness (SF)

J.D. Kurtness

Bienvenue, Alyson

Wendake, Hannenorak (Solstice), 2022, 44 p.

Alma, Saguenay. Francine Hamel, quinquagénaire, semble s’être volatilisée. Deux semaines après sa disparition, une battue est organisée et on retrouve son corps dans une clairière au milieu des bois. Bizarrement, son cadavre est intact : il ne présente aucun signe de décomposition et n’a pas été dévoré par les charognards. Un doux parfum se dégagerait même de la charogne – pour certains, « un arôme de citron », pour d’autres de « fraîcheur des froides journées d’hiver. » À cette première mort suspecte suivent d’autres évènements étranges : l’enquêteur responsable du dossier de Francine développe une obsession pour les champignons qu’il a découverts sur la scène de crime, des gens, toujours plus nombreux, s’enfoncent dans les bois d’Alma avant d’être retrouvés décédés, le « visage stupéfié de plaisir » tandis que toute personne qui visite le Saguenay devient animée par « le désir de faire le bien et de communier avec la nature. »

C’est une douce et ironique fin du monde que nous offre J.D. Kurtness avec Bienvenue, Alyson. Comme dans son superbe roman Aquariums, l’autrice ilnue emprunte dans cette nouvelle le genre apocalyptique pour mieux le déconstruire. On retrouve dans le texte beaucoup de tropes du récit de catastrophe : un cataclysme impossible à endiguer, des morts par millions, des interventions policières aussi invasives qu’inutiles et, à terme, la destruction de l’humanité telle qu’on la connaît. Tout le pouvoir de retournement de Kurtness est de dissocier l’apocalypse de la dystopie. Aucune larme, aucun drame dans Bienvenue, Alyson. Nul ne s’apitoie sur son sort et seule une minorité résiste réellement contre l’emprise du champignon qui répand ses spores et souhaite que le monde reste le même qu’avant. Devant la mort à venir, la majorité « [pleurent] de joie et [hurlent] que la beauté [est] partout avant d’arracher leurs vêtements et de se rouler sur le sol, extatiques ». Qui aurait pu croire qu’il était possible de faire rimer apocalypse avec utopie ? Avec un humour grinçant et dans un livre de moins de cinquante pages, J.D. Kurtness le réussit avec éclat.

Finalement, Bienvenue, Alyson est une œuvre qui nous invite à repenser l’importance de l’humanité sur la Terre, à nous « désanthropocentrer ». Dans la lignée de textes comme La cité des saints et des fous de Jeff Vandermeer, Kurtness nous laisse à la fin de sa nouvelle sur la réflexion suivante : et si les champignons communiquaient, avaient des buts, voire des projets pour nous, humains, qui nous croyons pourtant l’espèce la plus évoluée sur Terre ? On se retrouve soudain obligé de regarder le monde qui nous entoure avec d’autres yeux, à percevoir dans le reste du vivant – qu’il s’agisse des animaux, des plantes ou des mycètes – des interlocuteur.ices potentiel.les, des acteur.ices dans l’histoire de l’univers. Là se trouve le futur que Kurtness nous invite à imaginer, un futur qui suit non pas la fin du monde, mais la fin d’un monde. Un avenir où, enfin, « [nous] serons le sol, les plantes et toutes les délicates créatures qui foulent notre monde ».

Anaïs PAQUIN

Résonances, de Patrick Senécal (Fa)

Patrick Senécal

Résonances

Lévis, Alire (GF 105), 2022, 340 p.

Depuis 1998, Patrick Senécal publie presque chaque année un nouveau roman aux éditions Alire (en plus de ses autres projets, autant littéraires que télévisuels ou cinématographiques). Qu’elles soient fantastiques ou non, ses œuvres sont habituellement très noires et, surtout, diablement efficaces. C’est sa plume affûtée et sa capacité à créer des émotions troubles chez ses lecteurs qui en font une des figures de proue du thriller québécois.

Cet automne, il a lancé Résonances, une histoire un peu différente de ce qu’il nous a offert jusqu’à maintenant. S’il y a des scènes plus graphiques à l’occasion, on est plutôt dans une ambiance bizarre et décalée que dans l’horreur.

Tout commence lorsque l’auteur Théodore Moisan passe une IRM. Non seulement l’expérience est-elle angoissante, mais il en ressort avec des pertes de mémoire de plus en plus importantes. Au même moment, il découvre des comportements étranges chez les gens autour de lui (puis dans la population en général). Comme si tous souhaitaient aller au bout de leurs pulsions (cela dit, celles-ci ne sont pas toujours négatives). Puis, certains événements commencent à se répéter. L’auteur doute alors de sa santé mentale. Est-ce lui qui a changé ou le monde est-il en train de se dérégler ?

Senécal a un don pour capter l’intérêt du lecteur. Son style efficace est bien servi par une narration à la première personne. On s’attache au pas de Théodore dès les premiers mots. On ne se retrouve pas tout de suite dans les grands bouleversements. L’étrangeté s’installe par petite couche : le regard détaché de sa femme, les commentaires des gens à qui il parle qui sont souvent un peu décalés et, surtout, la présence du mystérieux Paden, tour à tour policier, éditeur et libraire. Le point de vue du personnage est bien établi et on se glisse très facilement dans sa peau.

Le lecteur est sans cesse déstabilisé dans les premiers chapitres. En entrevue l’auteur disait vouloir dérouter, comme peut le faire David Lynch au cinéma. Eh bien, c’est réussi. On pourrait également penser au film Le Jour de la marmotte d’Harold Rami (dans une version nettement plus sombre).

C’est assurément le livre le plus méta de Senécal. Au-delà d’un roman fantastique, Résonances est une réflexion sur la création. Ce thème est porté par le personnage principal (lui-même écrivain), mais aussi par le récit lui-même. Un autre questionnement abordé de front par Senécal est le clivage des opinions. Menés par leurs pulsions, les individus se radicalisent, ce qui amène des débats qui rappellent drôlement ceux que l’on voit sur Facebook, entre autres entre la jeune génération et ses aînés.

Malgré tout, je n’ai pas été pleinement satisfait. Pourquoi ? Parce que c’est une œuvre un peu trop sage. Entendons-nous, c’est agréable, c’est raconté avec talent, il y a plusieurs scènes fortes et la critique sociale est fort pertinente. Toutefois, j’aurais aimé retrouver la folie et l’humour décalé d’Aliss et de la série Malphas.

De plus, l’histoire fait un peu du surplace vers le milieu du livre, quand les répétitions commencent à s’accumuler et que le lecteur (du moins celui-ci) comprend ce qui se passe, bien avant Théodore Moisan. Enfin, le désavantage de ce type de récit au deuxième degré est qu’on peine à se préoccuper du sort des personnages secondaires qui manquent de substance (même si cela s’explique dans la logique interne).

Dans l’œuvre de Senécal, Résonances se rapproche plus de Quinze minutes (publié dans la série L’Orphéon) que de ses thrillers. L’amateur d’horreur risque de rester sur sa faim. Cela dit, ceux qui s’intéressent à l’écriture y trouveront matière à méditer.

Pierre-Luc LAFRANCE

Rivers Solomon, Sorrowland (SF)

Rivers Solomon

Sorrowland

Farrar, Straus and Giroux, New York, 2021, 355 p.

La jeune Vern vit à Caïnland, domaine enclos d’un regroupement des années 60 né dans la foulée des revendications des Noirs, et devenu ensuite un culte religieux : les occupants Noirs y sont les enfants du bon Caïn opprimés par les descendants du mauvais Abel et qui s’en sont libérés dans Caïnland. Ils doivent cependant y demeurer, car le monde extérieur est dangereux et impur. D’ailleurs, victimes de « hantises » nocturnes, tous les membres du culte dorment attachés à leur lit. Vern, forte tête, constamment en révolte contre les limites qui lui sont imposées, et à quinze ans épouse malgré elle du chef du Culte, le Révérend Sherman, est extrêmement enceinte. Après la fuite de son amie Lily, elle s’enfuit à son tour pour donner naissance dans la forêt à des presque jumeaux, l’un albinos comme elle, qu’elle nomme Howling (hurlement) et l’autre qu’elle nomme Feral (sauvage). Elle réussit à survivre avec eux, malgré la présence menaçante d’un « Démon », ennemi invisible qui semble les pourchasser sans cesse. Elle constate peu à peu qu’elle change, physiquement : elle est de plus en plus forte, ses sens plus aiguisés. Mais en même temps, il lui pousse une sorte de carapace. Est-elle malade ? Est-ce le résultat, ou l’absence, de ces piqûres soi-disant de « vitamines » que tous les Caïnites subissent chaque jour ? Et ces hantises, des présences d’abord fantomatiques, prennent un aspect concret de plus en plus cauchemardesque, non seulement Lily, mais des figures d’inconnus, femmes et hommes, des Noirs d’époques révolues, dans des situations souvent horrifiantes (meurtre, lynchage, viol…). Après quatre ans, et une brève relation avec le « Démon » qui s’avère être une motarde mercenaire et l’avoir protégée alors qu’elle était censée la ramener de force à Caïnland, mais qui est aussi meurtrièrement menteuse et possessive, Vern décide de quitter la forêt avec ses deux enfants, à la recherche de Lily qui lui a laissé une vague piste à suivre. Au bout de cette piste, elle va trouver Gogo, une jeune guérisseuse amérindienne et sa mère adoptive Bridget, qui l’accueillent avec ses enfants. Avec elles, Vern continue à essayer de comprendre ce qui lui arrive physiquement et mentalement, et elle finit par découvrir la véritable nature de Caïnland.

Que l’âge de la protagoniste, de quinze à vingt ans, ne trompe pas : ce n’est PAS un roman pour « jeune adulte ». Et nombre d’adultes en trouveront les contenus extrêmement durs à lire. Si l’on a déjà rencontré Rivers Solomon, (par exemple Les Abysses, que j’ai commenté ici, ou encore L’Incivilité des fantômes) on sait à quelles problématiques s’attendre : race, genre, sexualité, identité, neurodivergence, marginalités, le couple maudit patriarchie/misogynie, métamorphose, (plus ou moins « monstrueuse » comme dans Les Abysses), et enfin la mémoire, hantise et devoir à la fois collectif et individuel. Le tout dans le cadre de l’expérience séculaire des Afro-Américains : l’esclavage, les abus horrifiques qui en étaient le quotidien, ses retombées modernes et la complicité des establishements politique et religieux pour le maintenir sous diverses formes. Et il y a une physicalité du texte qui peut être parfois perturbante, en particulier tout le début dans la forêt, où Vern devient tout animal et instinct, comme la façon dont elle vit sa propre physicalité (ses problèmes visuels, son albinisme, son poids… et la douleur croissante de sa métamorphose). Sa voix est dure aussi à entendre, parfois. Intelligente, audacieuse, patiente, courageuse, Vern est farouchement dévouée à ses enfants sauvages (et brillants comme elle, mais dans un autre registre, sans le fardeau des traumas qui pèse sur leur mère ; leur présence constitue souvent un heureux contraste avec la sienne…), et elle les élève du mieux qu’elle peut dans un respect de la nature dépourvu de sentimentalité. Cependant, elle est aussi très abrasive, avec un côté masochiste, constamment agressive, elle se méfie de tout le monde et rejette aisément la main tendue (quand elle ne la mord pas) – mais c’est ce qui lui permet de survivre aux traumas de Caïnland, puis dans la forêt et dans le monde « normal » (!). Et puis c’est Rivers Solomon qui la fait parler, et cette voix-là – cette écriture tour à tour violente, lyrique ou incisive –, c’est ce qui m’a emportée tout du long sans jamais me lâcher. Même lorsqu’on passe aux explications pas vraiment inattendues mais malgré tout nécessaires, ici et là, et même à la résolution de l’intrigue, qui mérite au roman une de ses étiquettes, « science-fiction gothique » – même si Solomon semble un peu plus à l’aise dans l’ici et maintenant (décalé) que dans le fantastique ou la SF traditionnelle, il semble toujours y avoir un léger problème avec ses dénouements d’intrigue, ai-je l’impression, après la lecture de trois romans. Mais le dénouement d’une intrigue n’est pas nécessairement la fin d’un texte, et la finale, ici, m’a satisfaite – Vern, Gogo et les enfants dans la forêt : « J’aime la forêt, dit-elle. Dans la forêt, les possibilités ont l’air infinies. La forêt, c’est là que vivent les choses sauvages, et j’aime bien penser que le sauvage gagne toujours. Dans la forêt, ça n’a pas d’importance s’il n’y a pas une seule parcelle de terre qui n’a pas connu les os, le sang, la pourriture. Ça la nourrit. Ça fait pousser les arbres. Les champignons. Ça transforme les peines en fleurs. » Elles s’assirent ensemble, en sueur, bras entrelacés. Elles restèrent ainsi jusqu’à ce qu’elles puissent entendre les cris nocturnes de mille choses vivantes qui hurlaient leur existence, prouvant au monde qu’elles survivaient. Vern lança son propre cri en retour. » (Ma traduction.)

Élisabeth VONARBURG

N.B. : Ce roman sera bientôt publié en traduction aux éditions Aux forges de Vulcain.

Fabrice Papillon, Alienés (SF)

Fabrice Papillon

Alienés

Paris, Plon, 2022, 512 p.

À Lyon, un cadavre est retrouvé dans une série de tunnels datant de l’Antiquité. Détail troublant, il aurait vraisemblablement explosé de l’intérieur. Au même moment, un autre individu est mort de la même manière… à bord de la Station spatiale internationale. Louise Vernay, commissaire stagiaire à la police de Lyon, est chargée de l’enquête sur le premier meurtre mais, dans son esprit, rapidement, des liens se tissent autour de l’autre décès. Opiniâtre, n’ayant pas la langue dans sa poche et prête à tout pour découvrir la vérité cachée derrière ces deux morts inexplicables, Louise va foncer et croiser en route un astronaute, Ethan Miller, qui fera équipe avec elle pour tenter de comprendre l’incompréhensible.

Ce livre est avant tout un thriller avec des éléments de science-fiction, mais attention, ici, on penche plus du côté science que du côté fiction. En bonne partie parce que l’intrigue a lieu aujourd’hui, dans un monde post-covid, et se déroule en mai-juin 2022. Ce qui m’a donné l’étrange privilège de lire le roman presque en temps réel ! Tous les éléments de l’intrigue qui se raccrochent au côté scientifique sont certes plausibles, mais entremêlés dans une intrigue qui part tellement dans tous les sens que l’on finit par vraiment se demander où ça va finir. Les théories du complot côtoient les écrits bibliques, Elon Musk et Raël font une apparition et les GAFAM ont une place autant que la monarchie britannique… Bref, un joyeux mélange pas toujours réaliste, mais qui trace un bilan des travers de notre société.

Louise Vernay est un personnage féminin atypique, et c’est plaisant à voir. Sans manière au point d’être rustre, décidée à rester sur le plancher des vaches à courir les criminels plutôt que derrière un bureau, fumeuse de cannabis invétérée, accro aux séries criminelles et peu soucieuse de son apparence, elle n’est pas une flic archétypale. Certes, elle traîne des pensées noires dans son placard, mais ça fait partie de son personnage et de ce qu’elle est. Élément que j’ai apprécié, elle est tout du long beaucoup plus décrite par sa personnalité que par son physique. À un certain moment, ses comportements semblent incohérents avec son caractère, mais vers la fin du livre on comprend pourquoi, et ces comportements sont alors totalement justifiés par l’intrigue. Disons que l’absence d’accent sur le deuxième e du titre n’est pas anodine.

L’autre protagoniste, Ethan Miller, est un personnage aux multiples couches, qu’on ne peut pas vraiment comprendre avant la toute fin. Au départ présenté comme un astronaute carriériste ultra-compétent, son image se trouble au fil de l’intrigue alors que se dévoilent des pans entiers de sa vie et qu’une tout autre vision nous apparaît de lui. À l’image de son grand-oncle Henry Miller (rien de moins !), il s’avère bien plus complexe et, ce faisant, insaisissable. Le simple fait que sa route croise celle de Louise Vernay est en soi tiré par les cheveux, mais les aventures dans lesquelles ils s’embarquent flirtent bien souvent avec le totalement invraisemblable. Sauf que… la fin de l’intrigue justifie totalement ces retournements. Et qu’au final, ça marche.

L’auteur a montré une grande maîtrise dans sa façon de mener son intrigue tambour battant. On est ici dans un thriller à la Da Vinci Code, sans temps mort, où bien des éléments symboliques, voire carrément du domaine de l’ésotérique, viennent se mêler à d’autres qui eux sont tout à fait réalistes et même normaux de notre époque. Tout ceci dans une intrigue où l’on écarquille parfois les yeux devant les événements, mais qu’on est incapable de lâcher.

Bref, un livre à placer dans les mains des amateurs de thriller et qui tient de la science-fiction un peu par la peur, mais qui dans son genre principal remplit parfaitement son mandat : nous faire tourner les pages sans arrêt parce qu’on veut savoir comment ça va finir !

Mariane CAYER

Guillaume Chamanadjian, La Tour de Garde, Capitale du Sud 1 et 2 (Fy)

Guillaume Chamanadjian

Le Sang de la Cité (La Tour de Garde, Capitale du Sud -1)

Trois Lucioles (La Tour de Garde, Capitale du Sud -2)

Bussy-Saint-Martin, Aux Forges de Vulcain, 2022, 394 et 394 p.

Gémina est une ville immense et un port, bien défendue par ses doubles murailles et fière de son titre de Capitale du Sud. Elle tient son nom de son mythe de fondation qui raconte comment des sœurs jumelles se sont métamorphosées en oliviers sous les yeux des premiers ducs. Dans ses veines coule un excellent vin, mais aussi du sang : divers clans, ou Maisons, gèrent les diverses fonctions de la ville. Par exemple, la Maison de la Recluse veille jalousement aux constructions et réparations grâce à ses ouvriers qui peuvent modeler la pierre à mains nues. On s’affronte aussi plus ou moins ouvertement dans d’incessants jeux de pouvoirs : ainsi le duc de la Cahouane, Servaint, a autrefois annihilé une Maison entière pour venger sa sœur. Ce faisant il a découvert dans les souterrains du fort conquis deux enfants, un garçon et une fille, qu’il a recueillis et éduqués, Nohamux, dit Nox, et sa sœur Daphné. Nox, le narrateur, travaille maintenant comme commis chez un épicier ; il connaît ainsi très bien la ville et ses habitants, un savoir que Servaint va essayer d’utiliser à ses propres fins. Le duc veut en effet faire creuser un canal qui court-circuiterait la médiation lucrative des familles de Massif, au centre de la ville, par qui passent toutes les marchandises venues du port. Propulsé au milieu de ces intrigues, Nox échappe à un assassinat et fait la connaissance d’un maçon clandestin particulièrement doué, Symètre, qui devient son ami. Également amateur de poésie, Nox a reçu en cadeau un livre où il découvre l’existence d’une sorte de double de la ville, appelé « le Nihilo » (le rien…), un miroir obscur hanté par une brume meurtrière, et qui semble lié à l’histoire de la ville. Il découvre aussi qu’il est capable de passer à volonté de Gémina au Nihilo et d’y survivre. Entre-temps, la situation s’envenime : pour servir ses desseins, Servaint veut épouser la fille du duc de l’Hirondelle, elle est empoisonnée le jour des noces, et la bataille qui s’ensuit tourne à une guerre civile prolongée, au cours de laquelle l’olivier mythique survivant est détruit par la sœur de Nox – qu’il considère comme une perverse sadique et avec qui il entretient une relation extrêmement antagoniste. Las d’être un pion, Nox rompt avec Servaint et se jure de ne jamais revenir à la Cahouane ; il retourne à son épicerie tout en essayant de démêler les mystères du Nihilo.

Et ceci n’est que le premier volume. Dans le deuxième, le champ de vision s’élargit : la Capitale du Sud voit arriver un bateau de réfugiés d’une guerre qui a lieu ailleurs et dont on annonce qu’elle finira par arriver à Gémina. Une épidémie se déclare parmi les réfugiés, qu’on laisse mourir les uns après les autres sur le bateau ancré dans la baie. Il y a une survivante, Adelis, dont Nox finit par faire la connaissance et dont il tombe amoureux. Tandis qu’une partie des énigmes posées dans le premier tome est éclaircie (qui a commandité l’assassinat manqué de Nox ? Qui a empoisonné la jeune épousée de Servaint ? Qui sont réellement Nox et Daphné, ces enfants trouvés enchaînés dans les souterrains d’une Maison détruite ?), les circonstances finissent par faire en partie de Nox ce que Servaint voulait qu’il fût : un espion, un négociateur mais aussi un assassin hyperdoué. Tandis que les convulsions de la guerre civile perdurent, Adélis la survivante va essayer d’obliger Gémina à ouvrir les yeux sur le sort des réfugiés qui se pressent aussi par voie de terre à ses portes. L’issue ambivalente de sa tentative va pousser Nox hors de la ville, enfin, avec son ami Symètre.

Dire que j’attends le troisième volume avec impatience serait une litote. J’ai été séduite dès le début du premier volume et mon plaisir ne s’est pas démenti tout au long du deuxième. Que ce soit les noms des Maisons (Jubarte, Cahouane, Recluse, mais aussi Tapir, Hirondelle, Chien, Lapin, Mergule), ou les noms des personnages eux-mêmes (Nohamux, Guenaillie, Aussilia, Tyssant, Guarin…) ou encore la présence discrète de la magie, d’abord mythique (les deux oliviers fondateurs), puis qui vous surprend, bien « réelle » au détour d’une phrase (la première fois qu’on voit les maçons de la Recluse réparer un bâtiment), pour ensuite vous sauter à la face avec le Nihilo et ses manifestations, ou que ce soit la voix des personnages telle que rendue par Nox (par Chamanadjian – enfin un écrivain français qui sait écrire un récit au passé simple première personne du singulier – et qui réussit même à me faire supporter les -âmes, -ûmes et -îmes de la première personne pluriel !), tout est inattendu et tout sonne juste. J’ai pensé par moment à Gene Wolfe (Le Livre du Second Soleil), par exemple pour les manipulations retorses des uns et des autres, le caractère de certains personnages et le traitement de leurs affects, ou la progressive prise de conscience de Nox et ses conséquences, mais je ne crois pas (il faudrait que je relise) que l’écriture de Wolfe soit aussi sensorielle et pittoresque ; on sent la ville, on la voit, on la touche, on l’entend et on la goûte – délicieux passages sur les expériences culinaires de Nox, fin cuisinier et tastevin (et puis, un héros commis d’épicier !). Enfin, il y a la place accordée à la poésie, au mythe, au verbe. Bref, il me semble qu’avec Chamanadjian une autre voix originale est née dans la fantasy française, après l’excellent roman de Claire Duvivier (Un long Voyage). Rappelons pour mémoire que Duvivier écrit de son côté, dans le même univers, une série intitulée Capitale du Nord (Dehaven, la rivale de Gémina) ; il ne s’agit pas de romans à quatre mains mais bien de dérives très personnelles, chacun de son côté, d’une écrivaine et d’un écrivain qui partagent un univers élaboré en commun au cours d’une rencontre. C’est bien sympathique comme genèse – et surtout le résultat, pour ce que j’en ai lu du côté Chamanadjian, est sans conteste une réussite.

Élisabeth VONARBURG