Michel Bélil, Les Cinq Saisons de l’avenir, tome 6 : Qui arrachait des perles de sang (SF)

Michel Bélil

Les Cinq Saisons de L’Avenir. 6. Qui arrachait des perles de sang

Lanoraie, De l’Apothéose, 2022, 348 p.

Tel qu’annoncé dans le cinquième tome, Bélil prolonge sa saga d’une société post-apocalyptique examinée par le petit bout de la lorgnette. Dans ce sixième volume, le chef intérimaire de la police de L’Avenir, O’Bomsawin, a pris sa retraite à force de se faire maganer. Son assistante, Léanille N’guyen, a pris sa relève dans des circonstances bien particulières. Du coup, les cinq premiers volets auraient pu s’intituler « Les Cinq Saisons d’O’Bomsawin ».

L’Avenir étant au bord de la faillite, N’guyen n’a pas la vie facile. Un fétichiste des dents sévit dans la communauté de L’Avenir tandis que des corps s’accumulent, qu’elle va pouvoir lier à un trafic d’esclaves organisé par un clan criminel. Financièrement, L’Avenir est au bout du rouleau et L’Hériotte, une cité-État voisine, envisage d’annexer la cité endettée. N’guyen lorgne un poste dans la future administration, mais son enquête l’amène à sillonner tout le territoire avant d’obtenir des résultats.

Dans ce sixième roman policier post-apo, Bélil a rodé sa manière. Ses intrigues sont tissées de rencontres souvent pittoresques avec les habitants de L’Avenir, plus que de coups d’éclat, de prouesses musclées ou de déductions perspicaces. Ce qui fait la singularité du récit, c’est moins le contexte de la fin du siècle présent, que le choix de s’intéresser à une région (au cœur de l’Estrie actuelle) en marge des grands centres et de mettre en scène son quotidien dont les dérapages exigent l’intervention d’une police débordée. L’auteur a donné vie à une communauté dont les dizaines de personnages se croisent d’un livre à l’autre, non sans rappeler les épisodes de la vie ordinaire dans un téléroman. Dans ce volume, il esquisse quelques développements qui pourraient mettre fin à l’émiettement politique des anciennes nations et à l’anarchie qui règne, mais il est loin d’être certain que ces transformations occuperont l’avant-scène du prochain livre.

Jean-Louis TRUDEL

Gérard A. Jaeger, Approche bibliographique et critique des frères Rosny

Gérard A. Jæger

Approche bibliographique et critique des frères Rosny

Sherbrooke, Naaman, 1986, 60 p.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une nouveauté, je n’ai découvert cet ouvrage que tout récemment et sa pertinence au corpus SF et fantastique justifie qu’il en soit question même si tardivement.

Comme bien des lecteurs francophones, je ne connais des frères Rosny que l’Aîné, et uniquement par ses œuvres de SF ou de fantastique préhistorique ; La Guerre du feu, bien sûr, et surtout par le très gros recueil publié par les Éditions Marabout dans les années 70, puis par quelques rééditions aléatoires de certains textes célèbres selon des combinaisons variées (« Les Xipéhuz » et « La Force mystérieuse » par exemple). J’ignorais tout du côté « réalisme social » des deux frères, un courant qui forme d’ailleurs la plus grande partie de leur œuvre, en commun ou séparément. En parlant de la collaboration justement, on constate que l’écrasante prépondérance historique dans le genre SF de Rosny Aîné par rapport à son petit frère est tout à fait justifiée, puisque Jæger ne lui attribue qu’un seul roman dans la veine du « merveilleux scientifique », contre 25 pour son frère, sans compter de nombreuses nouvelles éparpillées dans plusieurs recueils.

Toutefois, quand on consulte Rayon SF, le répertoire de Delmas et Julien, on constate une petite divergence sur Rosny Jeune, puisqu’en plus de L’Énigme du « Redoutable » on attribue à Rosny Jeune 2 autres ouvrages de SF. Problème de définition sans doute. Mais il y a au moins un problème pour Rosny Aîné aussi ; en effet, Jæger nous signale la parution en 1960 de Les Astronautes, la suite posthume des Navigateurs de l’infini, mais on n’en trouve nulle trace sous ce titre dans Rayon SF. Il faut savoir qu’elle est parue avec le premier volet et sous le titre de celui-ci dans la collection « Rayon fantastique » ce qu’aucune des bibliographies ne précise.

Par ailleurs, Jæger ne se contente pas de compiler bêtement les ouvrages des Rosny, il précède sa bibliographie d’une chronologie des deux vies, c’est courant, et surtout d’un bref essai qui vise à mettre en évidence les parentés entre les divers courants de l’œuvre des Rosny et à démontrer que finalement, la différence entre « réalisme social » et « merveilleux scientifique » n’est pas si nette. Il souligne la permanence du scientisme dans la démarche des deux frères, penchant hérité de Zola, ce qui fait croire que la lecture de certains des romans non-SF serait peut-être éclairante pour une analyse plus poussée. Malheureusement pour les amateurs de littérature « générale », la plus grande partie de l’œuvre des Rosny est à peu près inaccessible et seule la fidélité des lecteurs de SF leur assure une relative survivance de nos jours. Pour des auteurs qui ont pondu au total 149 romans, plus des recueils de nouvelles et des essais, la postérité aura été sévère.

Les travaux de Jæger nous permettent de disposer d’un outil de référence fort utile pour identifier les textes des Rosny qui nous manquent encore ou pour retrouver les recueils qui permettront de compléter l’œuvre. J’aurai toutefois une réserve : beaucoup trop de renseignements bibliographiques sont relégués aux notes à la fin du livre, ce qui exige lecture attentive et recoupements multiples.

Pour commander ce livre, écrire aux Éditions Naaman, C.P. 697, Sherbrooke Qc, J1H 5K5.12 $ l’exemplaire.

Luc POMERLEAU

Solaris rencontre Sagana Squale

Les lectrices et lecteurs de la revue Solaris ont pu admirer les illustrations de Sagana Squale dans de nombreux numéros, dont celui d’hiver 2023 (Solaris 225) avec sa magnifique couverture. Pour en savoir plus sur cet artiste multidisciplinaire, nous l’avons rencontré. Nous vous invitons également à visiter son blogue : http://sagana-squale.blogspot.com/

Walter S. Tevis, L’Homme tombé du ciel (SF)

Walter S. Tevis

L’Homme tombé du ciel

Paris, Éditions Gallmeister, 2022, 274 p.

L’Homme tombé du ciel, publié pour la première fois peu après la crise des missiles de Cuba et dans un contexte de Guerre froide, est un roman mélancolique et pessimiste qui aborde des thèmes comme la solitude et l’anéantissement de l’espèce humaine, rien de moins. Son auteur, américain, est notamment connu pour son roman noir L’Arnaqueur.

Le texte, revu pour cette édition, raconte l’arrivée sur Terre, à bord d’un petit vaisseau, d’un « homme » particulier nommé pour l’occasion Thomas Jerome Newton. Le rapide plongeon dans l’univers du livre donne une orientation claire des événements à venir. En un seul chapitre, le lecteur apprend que Newton a une mission précise, que les richesses qu’il possède ne lui sont d’aucune utilité (il se sert de bagues en or pour obtenir des liquidités en vue de la prochaine étape de son plan!) et qu’il n’est pas tout à fait humain. L’attention est captée en à peine quelques pages.

Alors que les projets de Newton vont bon train et lui permettent de rapidement s’enrichir en vue de progresser dans la réalisation de sa quête, deux autres personnages plutôt importants font leur apparition. D’abord, Nathan Bryce, scientifique las qui découvre un peu par hasard l’une des inventions de Newton sur le marché et qui, atteint d’une vive curiosité, cherche à tout prix à comprendre cette nouvelle technologie qu’il affirme si complexe et si avancée qu’elle provient sans doute d’une autre planète. Et le lecteur le sait, cet intelligent personnage n’est pas du tout loin de la vérité! Vient ensuite Betty Jo, une femme pleine d’une humanité bien modeste qui se retrouve simplement au bon endroit au bon moment et qui a un sérieux penchant pour l’alcool.

Les récits de ces trois protagonistes s’entremêlent tout au long du roman ou empruntent des chemins parallèles. Leur plus grand point commun, cependant, réside dans la solitude qui les habite. La narration, dans une alternance inégale, raconte l’histoire de chacun et permet de plonger au cœur de ce sentiment qui les définit… bien qu’un tout petit peu moins lorsqu’ils sont temporairement réunis. Leur solitude est omniprésente et, même s’il leur arrive parfois de ressentir de la curiosité pour autrui, elle les empêche de créer de véritables liens. En ce qui concerne Newton, elle revêt un caractère existentiel en plus de l’aspect physique.

Mis à part la solitude, plusieurs autres éléments sont « écrasants » pour Thomas Jerome Newton et contribuent à le garder reclus. La gravité terrestre rend tous ses mouvements plus difficiles et limite ses sorties, tandis que son apparence, si particulière et unique, devient le sujet de problèmes. Le projet qu’il doit réaliser, si essentiel pour ceux qui l’ont envoyé sur Terre, se transforme également en une autre source de questionnements et un poids supplémentaire sur ses épaules.  

En plus du titre du roman, L’Homme tombé du ciel, l’intitulé explicite de deux des trois parties mentionne Icare, figure de la mythologie grecque, ce qui ne laisse aucun doute quant au destin du personnage principal, et ce avant même que la narration ne commence. Si le protagoniste demeure mystérieux sur certains points, sa fin, elle, est annoncée. Il ne reste plus au lecteur qu’à apprendre comment Newton va dégringoler peu à peu.

Le thème de la chute se retrouve également, en moindres proportions, dans la vision de l’espèce humaine que dépeint l’auteur. Dès lors que le lecteur découvre les réels dessins derrière le projet de Newton et que ce dernier extrapole sur la civilisation de la Terre, il se rend compte que le livre traite aussi de l’anéantissement difficilement évitable de l’humain, notamment en raison de décisions écologiques et politiques (la peur et l’angoisse qu’inspire la guerre au moment de la première parution du roman ne sont d’ailleurs pas étrangères à cette finalité à venir).

Au bout de toutes ces chutes, Thomas Jerome Newton apparaît, en fin de compte, comme le personnage le plus humain du roman. Ses sentiments, ses émotions, ses interrogations et ses intentions sont empreints d’une sincérité toute simple et viennent toucher le lecteur lors de la conclusion du récit.

Émanuelle PELLETIER-GUAY

Étienne Barillier et Cécile Duquenne, Les Brigades du Steam (SF)

Étienne Barillier et Cécile Duquenne

Les Brigades du Steam

Chambéry, ActuSF, 2022, 307 p.

Aix-en-Provence, 1910. Solange Chardon du Tonnerre, membre des Brigades Mobiles et ancienne espionne, se réveille dans un lit d’hôpital. Elle est en état de choc, sa mémoire lui fait défaut au cours des premiers jours, puis elle se souvient : l’attentat au Quai d’Orsay, son partenaire, Pierre, tué sous ses yeux… Et surtout, son bras gauche. Alors qu’elle était inconsciente, on lui a greffé un bras mécanique, sans la prévenir.

De son côté, Auguste Genovesi est un enfant du coin qui rentre au bercail après son entraînement à Paris. Désireux de faire ses preuves, atteint du syndrome de l’imposteur, il n’a qu’un désir : devenir un mobilard exemplaire. Cependant, pour sa première mission, on lui demande de prendre soin d’une autre mobilarde récemment blessée, une certaine Mademoiselle Chardon.

Un steampunk planté en pleine Belle époque, se passant dans le milieu des mythiques Brigades mobiles françaises ? Que oui ! L’époque et le contexte s’y prêtent bien. C’est donc dans un univers où la vapeur fait rouler les voitures et où les zeppelins occupent la place des avions. Mais pour le reste, on joue sur la politique et la géopolitique de l’époque : les Prussiens sont les éternels ennemis, le grand-banditisme n’est pas loin et on sent les joutes de pouvoir ayant lieu à Paris avoir un fort impact sur la vie quotidienne. D’autant plus que les auteurs ont pris la peine de faire leurs devoirs et de fournir un cadre historique solide à leur histoire : Clémenceau, homme politique à l’origine des Brigades mobiles, y apparaît et on y croise même une certaine mademoiselle Chanel ! L’intrigue se déroule à Aix-en-Provence, loin de la capitale, mais c’est justement un contrepoids intéressant aux clichés et permet aux auteurs de livrer un chant d’amour à cette ville qu’ils aiment visiblement beaucoup.

Les deux personnages principaux, Solange et Auguste, sont les archétypes du mentor au caractère parfois exécrable et de l’ingénu nouvellement arrivé. Mais ça fonctionne parfaitement bien dans le cadre de l’intrigue. Solange est une ancienne espionne passée mobilarde, qui connaît tous les trucs et toutes les astuces du métier. Elle est la combattante du duo, mais aussi celle qui comprend qu’elle doit faire l’éducation de celui qu’on lui a imposé comme nouveau partenaire. Auguste de son côté est encore naïf, croit qu’il a tout appris à l’école et n’a pas encore l’instinct qui vient avec le métier. Il n’est pas pour autant dépourvu de talents : c’est pratique que votre partenaire s’y connaisse en boulons et en écrous quand vous avez un bras mécanique… Le fait qu’il y a une inversion des genres traditionnels (ici, c’est Solange qui est plus âgée et plus expérimentée) ajoute au sentiment de dépaysement. Mais surtout, ce sont deux personnalités finement dessinées. On croit à ces deux personnages tellement ils sont bien campés. Donc, quand arrivent les éléments plus steampunk de l’intrigue, il n’y a pas de dissonance, car pour Solange et Auguste, ce sont des éléments de la vie quotidienne.

L’intrigue est bien menée. Il y a quelques facilités dans la troisième partie qui m’ont fait sourciller, mais rien de sérieux. Les scènes de combat sont nombreuses, mais pas toutes heureuses dans leurs descriptions. Le style de l’écriture est fluide et va droit au but, comme Solange, personnage qui ne fait pas dans la dentelle. Ce qui convient parfaitement au récit que les auteurs écrivent, qui avance à un rythme rapide, aussi rapide que leurs voitures à vapeur. Un très bon steampunk, situé dans un contexte peu exploré et qui laisse des portes ouvertes vers de nouvelles aventures. Une très bonne excursion dans le genre !

Mariane CAYER

Laurent Genefort, Opexx (SF)

Laurent Genefort

Opexx

Moret-Loing et Orvanne, Le Bélial’ (Une heure lumière), 2022, 114 p.

On ne présente plus Laurent Genefort. Chef de file de la science-fiction française depuis plusieurs années, il compte à son actif plus de 40 romans en un peu plus de trente ans. Créateur d’univers, il nous entraîne aujourd’hui dans un court roman dense et écrit à la première personne.

Ce texte condensé, trapu et solide est un peu à l’image de son protagoniste principal, un soldat de l’Opexx dont nous ne connaîtrons que les aventures et pas le nom. Être anonyme ne le rend pas moins attachant, au contraire.

L’Opexx est né après le débarquement d’aliens au conseil de l’ONU, vingt ans plus tôt. Cette force spéciale dérivée des casques bleus a pour but de pacifier des mondes étrangers membres du Blend, cette communauté immense de mondes extraterrestres. Le contrat passé entre les Terriens et le Blend est simple : un paiement en technologies et avancées médicales contre l’envoi de troupes pour pacifier, maintenir la paix et l’ordre entre des factions. Car le Blend ne sait plus faire la guerre, n’a plus besoin d’économie monétaire. Le Blend a dépassé depuis longtemps tout cela. Il pratique donc l’échange – la rétribution – et la Terre gagne de grands bénéfices, tout en réalisant du même coup que l’homme n’est plus au sommet de la chaîne de l’évolution. Le narrateur est un soldat atteint du syndrome de Restorff, une forme de dissociation qui l’empêche de ressentir de l’empathie. Il reste curieux et avide d’aventures, ce qui l’incite à s’engager. Ses missions nous plongent rapidement dans des mondes profondément étrangers, souvent à peine effleurés (les missions dépassent rarement une quinzaine de jours) mais dont l’étrangeté reste en mémoire car nous plongeons avec lui, sans préparation, dans des conflits armés sur des planètes étrangères. L’émerveillement peut toucher le lecteur alors même que le soldat ne le ressent pas. Il est d’ailleurs suivi de près par des médecins et des psychologues, comme tous ses camarades. Après tout, c’est la première fois que des Terriens vont faire la guerre hors planète. Dès la première mission, il commence à rêver de ces mondes étranges.

Opexx est un roman foisonnant et qui plaira à tout amateur de space opera. Il nous fait voyager loin en seulement quelques pages. Une histoire de premier contact et d’intégration de l’humanité à un groupe alien bien plus évolué simplement évoquée à travers les yeux d’un soldat qui donne envie de découvrir ces mondes et cet univers encore davantage. C’est un tour de force de voyager autant en à peine plus de 100 pages, avec une réflexion sur la place de l’humanité dans l’univers en prime. Laissez-vous embarquer. Vous ne le regretterez pas !

Nathalie FAURE

Drew Hayden Taylor, Nous voulons voir votre chef! (SF)

Drew Hayden Taylor

Nous voulons voir votre chef !

Alire, Lévis (GF 109), 2022, 284 p.

Trad. de l’anglais par Sylvie Bérard et Suzanne Grenier

La science-fiction a longtemps été l’apanage de l’Occidental, dans ses déclinaisons européenne et nord-américaine (avec un petit tour par l’Australie), le vecteur et statistiquement le principal bénéficiaire de l’idée de progrès. Puis d’autres voix ont commencé à s’élever pour réclamer à leur tour le droit d’imaginer de meilleurs possibles pour leurs propriétaires – les femmes, puis les « invisibles » minorités LGBTQ. Aujourd’hui c’est au tour des voix africaines et asiatiques de se faire entendre, moins pour défendre et illustrer l’idée occidentale de progrès que pour construire d’autres perspectives sur l’avenir avec d’autres points de vue, un autre imaginaire, et, par ce détour, comme toute bonne science-fiction, pour questionner un présent nourri d’un tout autre passé que celui des explorateurs, exploiteurs et autres colonisateurs passés et présents. Il reste une ultime frontière, peut-être plus difficile à atteindre et à franchir parce que c’est celle des explorés, exploités et colonisés : les indigènes, aborigènes et autres autochtones dont les identités singulières ont été effacées par ces termes dans le même mouvement qui les dépossédait de leurs cultures, et parfois, pour de vastes pans de leurs populations, de leur existence même. Ce sujet ne semblera peut-être pas immédiatement pertinent pour un lectorat européen, sauf peut-être en Espagne et au Portugal qui ont sévi surtout en Amérique du Sud, le reste de l’Europe ayant réservé sa construction d’empire au continent africain et, avec moins de succès, asiatique (on s’y heurtait à des empires autrement plus anciens…). Mais il est extrêmement d’actualité aujourd’hui en Nord-Amérique – États-Unis et Canada et, pour les francophones, au Québec. Un intérêt marqué pour les cultures autochtones semble commencer à s’y faire jour, et il faut espérer qu’il ne s’agit pas d’une simple crise d’exotisme. De nombreux ouvrages ont été publiés depuis quelques années, essais et fictions, mais le domaine de la SF semble moins exploré (on peut néanmoins citer le collectif Wapke, « demain » en langue atikamekw, sous la direction de Michel Jean, chez Stanké). Le passé pèse très lourd dans l’imaginaire des opprimés et, comme le remarque Drew Hayden Taylor dans l’avant-propos à son recueil, la littérature autochtone semble trop se limiter « aux problèmes sociaux négatifs et aux récits de victimes » – tout comme les littératures féministes ou LGBTQ se sont longtemps concentrées sur deux registres, la colère et la souffrance. C’est très légitime, dit-il, mais pourquoi ne pas aussi élargir l’horizon ? D. H. Taylor (un Ojibway de l’Ontario, écrivain à plusieurs facettes – essayiste, dramaturge, romancier), propose donc autre chose : un « futurisme autochtone », pour imiter l’expression « afro-futurisme ».

Les neuf nouvelles présentées ici sont donc résolument de la science-fiction, une SF très classique dans ses thèmes, mais toujours avec le biais supplémentaire d’être filtrées à travers le point de vue de personnages autochtones bien ancrés dans leur réalité – réserves, territoires, situation sociale et politique, Histoire, références à la culture, etc. Par exemple, dans la nouvelle qui ouvre le recueil, l’humanité est plus ou moins détruite par des extraterrestres paranoïaques prévenus de son dangereux développement technoscientifique via les ondes de nos radios voyageant dans l’espace depuis plus d’un siècle – mais il s’agit ici d’une radio implantée avec obstination dans une réserve par ses occupants et de la transmission spécifique d’un ancien chant autochtone, perdu et retrouvé ; et le titre de la nouvelle, « Une apocalypse culturellement inappropriée », indique bien dans quel registre va se situer la lecture de tout le recueil : on rit, mais les dents ne sont jamais loin. Est-il nécessaire de préciser que pour des non-autochtones, le rire est celui du mordu et non du mordant ? Non sans de subtils retournements, du reste, car D. H. T. porte aussi un regard critique sur ses congénères – le recueil ne se veut résolument pas « politiquement correct ». Ainsi, dans la nouvelle éponyme qui clôt le recueil, « Nous voulons voir votre chef », ce sont trois autochtones grands buveurs de bière qui assistent à l’arrivée d’extraterrestres à tentacules dans leur réserve et sont ensuite portés volontaires comme représentants de la Terre par le chef du conseil de bande, politique prudent qui veut protéger ses arrières. Entre ces deux sujets classiques se déploient d’autres thèmes familiers : émergence de la conscience chez une IA d’abord ravie d’apprendre que dans d’autres cultures que l’occidentale tout a une âme, mais cruellement déçue ensuite par l’Histoire de l’humanité (« Je suis… Suis-je… ») ; un astronaute anishinabe apprend inopinément la mort de son grand-père mais peut le pleurer de la bonne manière, à des « millions de millions de kilomètres », parce qu’il a emporté le tambour fabriqué par celui-ci et peut en jouer (« Perdu dans l’espace »). Dans « Des rêves de catastrophe », les capteurs de rêve – ces objets traditionnels devenus le summum de la pacotille touristique… –, trafiqués par le Gouvernement, servent à rendre les autochtones mollement pacifiques, à leur insu. « Monsieur Machin-truc » explore de nouveau le motif de « tout est vivant », avec des jouets qui viennent (sévèrement) empêcher un ado de se suicider – le thème est sombre en soi, mais pour les autochtones, il l’est doublement : le suicide est endémique dans les réserves. « La Voie des Pétroglyphes » a pour toile de fond l’alcool, la drogue et la petite criminalité endémiques aussi chez les jeunes autochtones, mais le motif principal allie la culture ancienne (les pétroglyphes) et le voyage dans le temps, avec un twist final particulièrement noir. « Les étoiles » rassemble trois jeunes séparés par le temps et l’espace (le passé encore intact, une réserve d’aujourd’hui, une colonie spatiale) et qui contemplent chacun à sa façon l’immensité du ciel nocturne. « Superdéçu » met en scène un superhéros ojibway – et j’en dirai seulement qu’elle me semble résumer de manière particulièrement pointue toute la situation des autochtones.

En conclusion, un recueil à la lecture plaisante dans sa narration au ton familier mais très traditionnelle – au sens occidental du terme, littérairement, ce qui m’a fait buter sur certains choix de temps de verbes (des passés composés là où l’on attendrait des passés simples pour traduire le prétérit anglais, sauf dans les textes narrés au JE). Une lecture souvent amusante, touchante aussi… et avec toutes ces petites aspérités de différence qui retiennent et modifient le regard, surtout pour des non-autochtones (essentiellement vous et moi, n’est-ce pas ?). Et il faut saluer la préface des deux traductrices, Sylvie Bérard et Suzanne Grenier, qui trace un portrait nécessaire de la présente situation littéraire des fictions autochtones, tout en expliquant bien par ailleurs les problèmes qui peuvent se présenter lorsqu’on aborde la traduction de ces textes, en ce qui concerne l’exactitude et le respect, aussi bien au plan du vocabulaire que des données culturelles.

Élisabeth VONARBURG

Léafar Izen, Le Courage de l’arbre (SF)

Léafar Izen

Le Courage de l’arbre

Paris, Albin Michel (Imaginaire), 408 p.

Thyra est une chercheuse auprès d’un peuple non-égrégorien. En d’autres termes, elle étudie des êtres humains qui ne sont pas reliés à l’Égrégor, réseau reliant l’ensemble de l’humanité qui a essaimé à travers la galaxie. Tout va bien pour elle jusqu’au jour où on lui ordonne de tuer, justement, l’un de ces êtres humains. En refusant de commettre cet acte, elle devient à la fois une cible et un grain de sable dans l’engrenage. Pourquoi voulait-on qu’elle tue quelqu’un ? Mais surtout, pourquoi cet être en particulier ?

Le grand problème de ce roman, c’est le fait que son arrière-monde n’est pas fouillé. Dans cet univers, il existe un arbre, les Phytoïdes de Kartz, qui s’implante un peu partout et, comme par magie, terraforme les planètes pour qu’elles soient adaptées aux besoins des êtres humains. Dès le début de la lecture, on se dit que ce mystère fort alléchant sera la clé de l’énigme, mais non. On aura droit à trois ou quatre autres possibilités avant de tendre vers une finale qui mélange un peu tout. Et ce n’est pas à l’avantage du roman.

Le personnage principal, Thyra, a le même problème : elle apparaît dans l’histoire avec un passé réduit au strict minimum pour nous expliquer où elle est et ce qu’elle fait. Et par la suite, on ne saura rien de plus. Qui est-elle, qu’est-ce qui la motive, pourquoi agit-elle comme elle le fait ? A-t-elle des passions, des goûts, des dégoûts, des doutes, des ambitions ? Le peu que le roman distille n’est pas suffisant pour nous donner une personne en chair et en os que l’on aurait envie de suivre dans ses aventures. Comme elle est surfaite, on peine à entrer dans le reste de l’intrigue.

Cela dit, elle reste quand même mieux définie que l’autre protagoniste du roman, Roonis, un être réduit à son désir pour Thyra et à son univers de jeux vidéo. Il y a une agression sexuelle dans le roman, mais c’est présenté comme étant l’expression du désir de Roonis pour Thyra. Bref, beaucoup de grincements de dents au niveau de la relation de ces deux-là.

Comme il n’y a pas de bons personnages, les détours de l’histoire ne réussissent pas à atteindre le lecteur. Thyra vit un immense changement de paradigme par rapport à l’univers dans lequel elle vit ? Ça passe en un claquement de doigts. À peine un paragraphe pour nous dire qu’elle trouve ça étrange et elle s’adapte, point. On passe à l’étape suivante qui ne laissera pas une marque plus profonde sur elle. Et ainsi de suite.

Pourtant l’auteur avait des idées et du bon matériel sous la main. La simple idée des Phytoïdes de Kartz et leur impact à long terme sur l’humanité, l’expansion humaine à travers la galaxie, l’émanation, un concept à la Carbone modifié mais sans toute la réflexion sur le lien corps/esprit qui rendait cette œuvre fascinante, l’Égrégore et les artéfacts (quel nom mal choisi) qui permettent de relier l’ensemble de l’humanité de façon instantanée… Ce qui manque, c’est l’exploration de ces idées, de leurs implications et de leurs conséquences. Le roman nous balance une nouveauté, l’utilise à peine et passe à la suivante.

Le style de l’auteur n’est pas mauvais, mais gagnerait à lâcher le tell, qui accapare une partie du récit. Sans être agaçant, il est évident que de longues explications sont nécessaires pour présenter chaque nouveauté, alors qu’il aurait été plus simple et plus efficace de nous les faire découvrir dans l’action. D’autant plus que ça contribue au sentiment de déconnexion des personnages que l’on éprouve à plusieurs occasions.

La lecture m’a laissé l’impression d’un premier jet qui aurait eu besoin d’une bonne taloche pour donner son plein potentiel, parce que du potentiel dans les idées, il y en a. Ce travail n’a pas été fait, visiblement. Dommage.

Mariane Cayer

Waubgeshig Rice, Neige des lunes brisées (SF)

Waubgeshig Rice

Neige des lunes brisées

Montréal, Mémoire d’encrier, 2022, 304 p.

Trad. de l’anglais par Yara El Ghadban

Evan Whitesky vit dans une réserve isolée mais, comme tous les parents, il espère une vie meilleure pour ses enfants. Il y travaille activement, tout comme à la revitalisation de sa culture anishinaabe. Depuis quelques années, ils ont enfin l’électricité, le réseau cellulaire et même l’internet ! L’avenir s’annonce beau pour sa communauté. Un jour qu’il rentre de la chasse, l’internet ne fonctionne pas. Quelques jours plus tard, c’est l’électricité qui fait défaut. Aucune nouvelle du Sud, alors que l’hiver, lui, approche. Après quelques jours d’angoisse, quelques adolescents qui étudient dans une ville au sud retrouvent le chemin de la réserve. Et disent que partout, dans le monde des blancs, règne le même chaos.

Habituellement, dans un post-apo, tout tourne autour de la raison de l’effondrement. Ici, il n’en est rien. Justement parce que les protagonistes de l’histoire ne le savent pas. Ils vivent dans une région isolée, certes reliée au reste du monde, mais tout de même très à l’écart. C’est cet isolement qui fera leur grande chance, parce que lorsque tout s’effondre, ils sont peu nombreux et habitués de faire face aux défis en tant que communauté. La culture et la tradition anishinaabe, le sens de vivre de la terre où ils habitent, toutes les habiletés transmises de génération en génération, tout prend un nouveau sens face à l’épreuve.

C’est l’arrivée de blancs provenant du sud qui bouleverse le plus la communauté, dont un survivaliste qui distille sa vision menaçante du monde à ceux qui tombent sous sa coupe. Bien plus que le manque, l’isolement et la peur, c’est le venin du repli sur soi qui est présenté ici comme l’ennemi. Car la culture des anishinaabe est présentée comme une culture de solidarité, par opposition au chacun pour soi des blancs. D’ailleurs, l’importance des rêves traverse tout le roman et donne souvent des clés de lecture intéressante, entre autres celui où le wendigo apparaît sous les traits d’un des protagonistes. Les personnages sont guidés par leurs rêves. Ceux-ci font littéralement partie de la trame du roman.

Même s’il y a peu d’action comme telle, la plume de l’auteur rend à merveille l’anxiété qui finit par remplir chacune des pensées des habitants de cette communauté isolée. Quand on lâche le livre, même après avoir lu quelques pages, on a de la difficulté à se débarrasser de ce malaise persistant. Une par une, toutes les composantes de la vie moderne auxquelles ils sont habitués disparaissent et à chaque fois, quelque chose qu’ils pensaient acquis se perd. L’avenir disparaît, ne reste que le moment présent et l’angoisse. Les personnalités profondes de tout le monde se révèlent : certains cèdent à la peur, d’autres se suicident, d’autres, comme Evan, se tournent de plus en plus vers les traditions pour survivre.

L’écriture est inconstante, malheureusement, et c’est le grand défaut du livre. Si certaines scènes se révèlent puissantes en termes de sens, même en peu de mots, d’autres tombent complètement à plat. La moyenne est juste, mais ces petits écarts donnent une impression de crissements d’ongles sur un tableau. De plus, la manie de l’auteur de commencer certaines scènes en plein milieu de l’action brise la sensation d’écoulement du temps, parce que l’on peut être aussi bien une journée ou quelques semaines plus tard.

Un roman au rythme lent, anxiogène, mais qui pose une question importante : si au moment de l’apocalypse, justement, on ne savait rien de ce qui l’a causé, comment réagirait-on ? Et pour une communauté qui, comme le dit avec justesse une aînée, a connu deux fois l’apocalypse (chassée de ses terres et privée de ses enfants), comment ce brutal retour aux sources la transforme-t-il ? L’auteur apporte des réponses, certes, mais laisse aussi des pans ouverts. C’est là toute l’intelligence de ce roman.

Mariane CAYER

Abubakar Adam Ibrahim, Les Arbres qui murmurent (Hy)

Abubakar Adam Ibrahim

Les Arbres qui murmurent

Bordeaux, Les Moutons électriques (Collection Courant alternatif), 2022, 240 p.

La littérature africaine de genre peine à percer, c’est pourquoi j’ai été immédiatement attirée par ce recueil de nouvelles, recommandé par un site de sff français. Première déception : ce ne sont pas toutes les nouvelles qui appartiennent à la littérature de l’imaginaire. Pas que les nouvelles soient mauvaises en soi : au contraire, le recueil au complet vaut la lecture. L’auteur a une plume vive et agile et ses thématiques valent le détour. On prend un grand plaisir à se faire raconter ces histoires se passant dans une réalité si éloignée de celle de la littérature occidentale classique. Mais ne vous attendez pas à ce que toutes les nouvelles aient leur touche de fantastique ou de réalisme magique. Par contre, pour les quelques textes qui plantent leurs pieds dans les genres de l’imaginaire, une autre vision du monde, une autre façon d’appréhender l’univers leur donne une saveur différente et tout à fait exquise.

Une mère qui se réincarne pour dire à son fils qu’elle approuve le choix de sa fiancée. Un homme qui, devenu aveugle, développe une seconde vue qui lui permet de parler aux morts. Une femme qui manipule les hommes et les terrorise avec des visions de son cruel défunt mari. Une sorcière dont les réponses en énigmes peuvent sauver la vie des habitants d’un village, contrairement aux médecins formés à l’occidentale. Dans ces nouvelles, le réel côtoie l’impossible, la réalité n’est jamais qu’à l’épaisseur d’un ongle d’une autre, plongée dans l’onirisme et le mysticisme. La conviction des uns et la peur des autres transforment le monde dans lequel les personnages vivent.

C’est de la société nigériane dont l’auteur parle. Ce n’est mentionné nulle part, mais les traditions et les coutumes sont celles d’un pays musulman. Sans que cela berce toutes les histoires, cette vision du monde, très loin de celle des auteurs occidentaux, donne une saveur différente aux nouvelles. Tout cela sur un fond préislamique qui transpire dans certains rituels, certaines réactions des protagonistes, certaines facettes des histoires. La rationalité dispute le haut du pavé à l’irrationalité, à la magie, au surnaturel.

La nouvelle la plus aboutie au niveau des littératures de l’imaginaire est également celle qui donne son titre au recueil, « Les Arbres qui murmurent ». Ici, le mélange des inspirations est assumé ainsi que l’arc narratif du personnage, qui passe de futur médecin rationnel à aveugle capable de faire le lien entre les morts et les vivants par le biais d’une nouvelle vue. Le surnaturel suit la courbe de l’évolution du personnage. D’abord la colère, ensuite la tristesse, le désir de mourir et cette seconde vie, dont il n’attendait rien, qui le révélera à lui-même. Sceptique au départ, il embrassera sa destinée par petites gouttes, dans un bosquet d’arbres où l’un de ses amis est mort, enfant. Comme un rappel de l’importance de préserver la nature, car elle récèle des mystères auxquels seuls ceux qui sont attentifs ont accès.

La critique sociale est importante tout au long du récit, des abus des uns et du pouvoir de roitelet des autres. Ce n’est en rien pamphlétaire, mais c’est présent, en filigrane, y compris dans les nouvelles plus ancrées dans le genre de l’imaginaire. Ainsi, la sorcellerie peut être à la fois victime et bourreau dans un cycle de traditions trouvant sa source dans des temps immémoriaux. L’important n’est pas ce qu’elle est en elle-même, mais ce qu’elle représente : occasion de richesse facile pour les uns, connaissances empiriques perdues, mais primordiales pour les autres. Entre les deux, l’Occident et sa pensée logique, rationnelle, qui imprègne les esprits mais ne peut répondre à toutes les questions.

Malgré le fait que l’imaginaire n’occupe que le tiers du recueil, la lecture en reste très intéressante, de par les thèmes qu’il aborde et de par la plume de son auteur, qui vaut vraiment le détour.

Mariane Cayer